44. Katarina

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— Grangé, je ne vous paie pas à brasser de l'air ! gronde Thomas alors que je commence à défaire les cartons de la nouvelle collection en réserve.

Les soldes n'avaient pas encore débuté que les pièces de la saison suivante arrivaient déjà. Si le rush des premières semaines s'est considérablement calmé à présent, il y a toujours beaucoup d'affluence, surtout le mercredi et le samedi.

— Grangé, activez ! siffle Thomas en repassant devant moi pour retourner en caisse.

Je déteste les lundis matin...

Une pile de débardeurs en coton déjà étiquetés sous le bras, je me dirige vers les tables et me mets à classer les vêtements de la plus petite taille à la plus grande. J'exécute cette tâche avec tous les coloris puis passe aux T-shirts, et enfin, aux pulls fins.

J'ai beau essayer de me concentrer, aujourd'hui, j'ai beaucoup de mal. Mes pensées sont accaparées par Johan. Jamais je n'aurais songé m'attacher autant à lui. Je me souviens encore de notre rencontre, de son ton condescendant, puis, plus drôle, de la façon dont il a embrassé le bitume quand il a voulu monter dans ma voiture alors que je redémarrais après son refus de s'y installer. Il a eu plusieurs fois des paroles assez dures à mon encontre, et moi, je ne me suis pas toujours bien comportée avec lui. Un sourire satisfait se dessine sur mes lèvres en me rappelant l'araignée.

Enfin, notre premier vrai moment de complicité me traverse l'esprit. Johan et moi, accompagnés de Gips, qui sautions sur le matelas, prétendant coucher ensemble dans l'espoir vain de calmer les ardeurs de Pétronille et Grégoire. Un rire m'échappe en me remémorant la scène, les pieds du cadre qui cèdent, nous deux en train de glisser, juste avant que la tête de lit ne se rabatte sur nos crânes.

— Grangé, nom de Dieu, au lieu de glousser comme une bécasse, bougez-vous les fesses !

La pique de ma supérieure me ramène brutalement à la réalité. J'aimerais beaucoup l'envoyer sur les roses, celle-là, mais je n'ai pas envie de supporter son humeur de chien toute la journée, donc j'obéis.

— Le tyrannosaure est en forme ce matin, bougonné-je en croisant Soline en cabines.

Quelques clientes sont en train d'essayer des habits. Une jeune femme sort avec un débardeur orange trop adorable. Elle se regarde dans la grande glace puis retourne se changer.

— Ouais, elle est bien lourde. J'en suis au moins à ma dixième réflexion depuis l'ouverture.

— Bienvenue au club.

— Vivement que Camille arrive, qu'elle se défoule un peu sur elle ! soupire ma collègue.

— T'es vache.

— Non, ça s'appelle l'équité. Il faut répartir.

Soline s'interrompt et ouvre des yeux ronds comme des soucoupes. Je me retourne et avise Thomas qui fond sur nous tel un épervier sur sa proie. J'attrape à la hâte les vêtements suspendus sur le portique d'essayage, prétendant ainsi être venue pour les remettre en rayon. Mais c'est mal connaître Josseline.

— Vous vous fichez de moi ? siffle-t-elle à voix basse afin de ne pas être entendue par les clientes. Va falloir arrêter de vous la couler douce, les cocottes, parce que moi, je vais vous coller un bon coup de pied au cul, vous allez m'en dire des nouvelles ! Au boulot !

Son regard furieux, encadré par la monture sévère de ses lunettes, la fait ressembler à une vieille chouette. Le carré noir plus raide que jamais, le chemisier fermé jusqu'au col, elle pourrait presque être flippante... si elle n'avait pas du rouge à lèvres sur les dents. En temps normal, je lui aurais adressé un signe pour la prévenir, mais comme elle se comporte en peau de vache aujourd'hui, je me dis que la laisser avoir l'air con n'est qu'un juste retour des choses. Ça lui apprendra. Et je déguerpis avec les tenues sans demander mon reste.

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant