50. Katarina

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— Tu l'aimes ? me demande Grégoire.

Je reste silencieuse, me laissant ainsi le temps de réfléchir. Il est évident que je dois mentir, mais je ne sais pas quel motif choisir.

— Réponds-moi.

— Plus jamais un homme n'aura la main mise sur mon cœur, raillé-je, agacée.

Grégoire me scrute avec intensité, détaillant minutieusement l'expression de mon visage. Puis il conclut d'une voix froide :

— Tu mens.

— Pourquoi te mentirais-je ?

— Pour le protéger.

— Le protéger de quoi ? Il est en train de quitter Nice. Même s'il a su piquer mon intérêt pendant quelques semaines, Johan et moi, c'était un flirt, rien de plus.

— Vraiment ?

— Tu croyais quoi ? Qu'on allait se marier, acheter un monospace et faire des enfants ?

Je n'ai pas le temps de réagir : Grégoire fond sur moi, capture mon visage entre ses mains et écrase ses lèvres sur les miennes. Aussi brutale que son baiser, la solution m'apparaît. Je me suis trompée, ce n'est pas en le blessant que je stopperai son jeu. Bien au contraire.

Une sensation des plus désagréables m'envahit, mais je me focalise sur Johan. Si je veux que ça fonctionne, je dois être crédible. Alors je pense à lui et l'imagine à la place de Grégoire. Ses paumes sur mes joues, sa bouche sur la mienne, sa chaleur...

Ma peau se couvre aussitôt de chair de poule tandis qu'un tremblement me traverse, ondulant de mes pieds à ma tête.

Je me force à répondre au baiser, rien qu'un peu.

Car à mon tour, je dois jouer.

Sans que Grégoire s'en aperçoive, nous échangeons nos rôles. Sous ses doigts, la créature qu'il a façonnée de ses propres mains prend vie.

Et je ne peux ignorer que j'aime ce sentiment de puissance. Ce sentiment d'obtenir réparation.

Il m'embrasse...

Comment ose-t-il, après tout le mal qu'il m'a infligé ? Comment ose-t-il me dire qu'il m'aime ? Ces réflexions chassent la compassion ressentie à son égard un peu plus tôt et m'insufflent un tel mélange de colère et de haine que je pourrais en être horrifiée. Je ne le suis pas. Un puissant dégoût éclate dans mes veines, se diffuse dans tout mon être comme un poison.

La pression des doigts de Grégoire sur ma mâchoire commence à être douloureuse, je laisse échapper un gémissement factice pour renforcer mon jeu d'actrice, puis me débats violemment, l'incitant à me lâcher. Je prétends ainsi être en proie à un trouble que je n'ai pu réfréner et qui m'écœure. La scène a assez duré, il a eu ce qu'il voulait.

Grégoire me libère aussitôt, sans tenter de me forcer ou de me convaincre de poursuivre notre étreinte.

Toujours dans mon rôle, je me retiens aux parois de la douche, continuant à feindre un désarroi proche de l'insupportable.

Quand je relève le visage vers mon tourmenteur, ses yeux cobalt plongent au plus profond de moi. Ils croient voir tout ce que je cache, croient analyser mes faiblesses, m'ôter chacune de mes protections pour me mettre à nu.

Si seulement ils savaient à quel point ils se trompent.

Grégoire ne s'en doutera jamais, mais qu'importe. La vengeance n'a pas besoin d'être revendiquée pour être entière.

— Tu peux partir, Katarina, déclare-t-il en me scrutant avec défi.

Je reste un moment à le fixer, abasourdie. Puis-je espérer que, pour une fois, tout fonctionne comme je le souhaite ?

— Qu'est-ce que tu vas faire ? le sondé-je, faussement suspicieuse.

— Absolument rien. Sèche-toi et va-t'en.

Il tourne les talons et m'abandonne dans la salle de bains. Encore sous le choc, j'essore mes cheveux, mon débardeur et mon short, puis me frotte avec la serviette tombée à mes pieds pendant notre baiser.

Je finis par retourner dans le salon, où je trouve Grégoire installé sur le canapé, en train de me dévisager.

— Je te l'ai dit, Katarina, je serai toujours gagnant, commence-t-il avec assurance.

Un sourire satisfait se dessine sur ses lèvres. J'ai froid dans mes vêtements humides et je me sens sale. Quelque part, j'ai l'impression d'avoir trahi Johan.

— Pourquoi ? lui demandé-je, même si je devine déjà sa réponse.

J'ai juste envie de voir s'il a cru réussir à me toucher.

— Une part de toi m'appartient toujours. L'espace d'un instant, je t'avoue avoir douté. Me voilà rassuré.

Je n'aurais jamais pensé que cela fonctionnerait. Il est parfaitement sûr d'avoir obtenu ce qu'il voulait, et de ce fait, si tout se passe comme prévu, il va disparaître de ma vie.

— Je ne pourrai jamais t'oublier... malgré tout, affirmé-je d'une voix brisée.

Et quelque part, ce n'est même pas un mensonge. Bien qu'on tente de les rayer de notre existence, on n'efface jamais vraiment les gens qui nous ont fait du mal. L'esprit se souvient. Le corps aussi. Il paraît que toutes les blessures de la vie y restent en mémoire.

— Je sais... Moi non plus. Tu demeures ma plus belle création.

Je m'efforce de faire monter des larmes dans mes yeux pour lui offrir un regard troublé. Tout ce qu'il désire. Il se lève afin de me rejoindre. Arrivé à ma hauteur, il tend la main, caresse doucement ma pommette et conclut :

— Mais nous deux, c'est terminé, Katarina. Tu n'aurais jamais dû me quitter. Pars, j'en ai fini avec toi.

Je hoche la tête, parviens à laisser couler quelques gouttes sur mes joues, avant de m'emparer mollement de mon sac. Le but est de paraître abattue, dévastée. S'il n'est pas certain d'avoir gagné, il n'abandonnera pas. Je me dirige ensuite d'un pas lourd vers le palier, comme si je portais le poids du monde sur mes épaules. Au moment de sortir, je me tourne une dernière fois vers Grégoire. Il me contemple d'un air pensif, je ne parviens pas à interpréter son expression.

Puis je me détourne et quitte enfin son appartement. Quand le battant se referme derrière moi, je soupire de soulagement et chasse les traces humides de mes joues. J'espère avoir été convaincante. Seul le temps me dira si j'ai réussi. Quoi qu'il en soit, je vais rester sur mes gardes.

Je descends précipitamment les escaliers tout en extirpant mon téléphone de mon sac à main pour le rallumer. Lorsque l'écran s'éclaire, je découvre que Pétronille a cherché à m'appeler plusieurs fois. Je la recontacte immédiatement.

— Kat, tu peux venir ? sanglote-t-elle.

Je me fige dans la rue en l'entendant pleurer.

— Que se passe-t-il ?

— Ça ne va pas du tout, j'en peux plus... Rejoins-moi sur la tombe de ton amie Leslie, s'il te plaît.

Et elle raccroche sans me laisser le temps d'en apprendre davantage. J'ai un très mauvais pressentiment. Je m'apprête à la rappeler, mais mon portable n'affiche plus que dix pour cent de batterie. Je suis tellement angoissée à l'idée qu'elle puisse commettre le pire qu'une seule pensée m'habite : aller la retrouver au plus vite.

Je me hâte de monter dans ma voiture et de prendre la route. Plus je me rapproche de ma destination, plus mon stress s'accroît. Un air de déjà-vu. Et cette fois, je ne veux pas arriver trop tard.

Sous le joug de la peur durant tout le trajet, je ne m'interroge même pas sur les raisons de son appel. Ni sur le fait qu'elle connaît le nom de Leslie, l'emplacement du cimetière où mon amie est enterrée et celui de sa sépulture...

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant