31. Johan

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— J'ai juste oublié de te serrer dans mes bras, rétorqué-je avec un détachement feint.

Il n'est pas question de perdre la face. La façon dont elle m'a accueilli m'a fait prendre conscience que je suis trop prévisible, et je refuse de devenir ce genre de personne à ses yeux.

— Ça va mieux, ne t'en fais pas pour ça.

Avant d'avoir pu répondre quoi que ce soit, je sens une présence près de ma cheville, puis...

— Putain de chat ! m'écrié-je alors que son espèce de rat gris dégénéré plante ses crocs et ses griffes dans ma chaussette.

De ses pattes arrière, elle me laboure le pied.

— Ne lui fais pas de mal, elle s'amuse ! la défend aussitôt Katarina tandis que j'essaie de me libérer de la furie.

— Non, ta bestiole a la rage, regarde-la !

— Je crois simplement qu'elle ne te porte pas dans son cœur... m'explique Kat en se retenant de rire.

J'attrape la furie de chaque côté des flancs, parviens à lui faire lâcher prise et l'envoie gentiment valser sur le lit, sous les prunelles désapprobatrices de sa maîtresse.

— Je ne lui ai pas fait de mal, jamais je ne m'en prendrais à des animaux. Elle a atterri en douceur sur les draps, près de ta chienne, clamé-je avec aplomb en levant les mains devant moi.

La bouledogue français est déjà étendue sur le matelas en train de ronfler comme un gros porc. Mila reste un instant figée dans la position où elle s'est réceptionnée, puis finit par s'allonger.

— Putain, j'ai mis les pieds dans une authentique piaule de vieille fille ! chambré-je Katarina en désignant ses deux compagnes d'un mouvement du menton.

La maîtresse des lieux rit de mon commentaire, avant de reculer vers le lit où elle se laisse tomber auprès de ses animaux.

— Un véritable temple de la chasteté ! approuve-t-elle avec un sourire amusé.

Un bref éclat de rire m'échappe, puis le silence s'installe entre nous. J'aimerais prolonger ce moment, discuter encore quelques minutes avec elle, mais j'ai soudain l'impression d'être envahissant. Peut-être que je devrais lui souhaiter bonne nuit et me retirer...

— Merci d'avoir réparé mon lit.

— De rien.

Nouveau blanc.

— Ne reste pas planter là. Viens t'asseoir ou t'allonger. En tout bien tout honneur, hein ?

— J'avais saisi.

Elle se décale sur le matelas de façon à me laisser de la place. Mila, dérangée, déserte la chambre en trottinant, les oreilles plaquées en arrière. Gipsy, indifférente, dort toujours au même endroit. Je finis par me décider à la rejoindre. Alors que je m'installe, Kat se redresse pour presser le bouton de son radio-réveil – le jingle de Chérie FM retentit dans la pièce –, puis elle éteint la lumière de sa lampe de chevet, nous plongeant dans une obscurité seulement troublée par la lueur rouge des chiffres digitaux. Il est trois heures quarante-neuf.

— Tu aimes à ce point les vieilles musiques ?

Elle sourit à nouveau, les yeux rivés sur le plafond.

— Oui, avoue-t-elle en tournant le visage dans ma direction.

Woman, de John Lennon, perturbe de la plus belle des façons le silence qui est retombé autour de nous. Je ne suis pas un grand romantique, mais les paroles de cette chanson sont percutantes.

— Il était loin de dire des conneries, Lennon, commenté-je tandis que mes pupilles balaient les traits diffus de Kat.

— Tu penses que nous sommes capables de comprendre le petit garçon qui se cache à l'intérieur de l'homme ? plaisante-t-elle, faisant référence à la phrase que le chanteur vient de prononcer.

— Tu crois qu'il y a un gamin en chacun de nous ? m'enquiers-je plutôt que de lui répondre avant de basculer à mon tour sur le dos pour fixer le plafond.

— Oui, j'en suis certaine, affirme plus sérieusement Katarina. Si tu y réfléchis un peu, tu trouveras probablement dans ton enfance, des événements ou des paroles qui t'ont marqué.

Je repense au couloir depuis lequel j'observais mon père. Je repense à la façon dont je me sentais déchiré entre attachement et colère. J'en voulais à ma mère de tourmenter l'homme que j'aimais le plus sur cette planète, de causer de la peine à ma sœur en passant son temps à l'abreuver de reproches et de qualificatifs méprisants en tout genre, de se moquer de me voir trop manger et devenir un « gros lard ». Et en même temps, ma génitrice avait cette incroyable capacité à se faire pardonner ses manquements, ses propos les plus horribles. Encore aujourd'hui, j'ignore par quelle magie elle parvenait à se rendre indispensable. Elle arrivait à nous faire rire, écoutait nos confidences, séchait les larmes qu'elle provoquait. Avant de nous blesser à nouveau.

— Tu as sans doute raison, me contenté-je de répondre au bout d'un long moment.

En tournant la tête vers Katarina, je m'aperçois qu'elle s'est assoupie. Sourire aux lèvres, je fixe son visage dans la pénombre. La mécanique de mon corps s'accélère, et je comprends tout à coup combien je me suis attaché à elle.

Je murmure alors son prénom, juste pour vérifier qu'elle dort profondément. Puis, sans savoir pourquoi, je me mets à lui parler du gosse assis contre le mur du couloir qui guettait le moindre son pouvant trahir les larmes de son père et de l'homme qui s'est fait vampiriser par une femme.

Et je me sens libéré d'un poids. 

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant