54. Grégoire

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La sonnerie du visiophone retentit à nouveau dans mon meublé silencieux. Maxime est passé tout à l'heure : cet idiot est certainement venu voir si Katarina se trouvait chez moi. J'aurais tant voulu l'inviter à monter. Ainsi, j'aurais eu le loisir d'observer son expression se décomposer à mesure qu'il aurait fait le tour de mon appartement sans rien découvrir. Malheureusement, j'ai dû renoncer à ce plaisir par crainte de mettre à mal les plans sûrement très fragiles de ma créature. Elle essaie de voler de ses propres ailes, la plus petite erreur pourrait lui être mortelle...

Connaissez-vous la bernache nonnette, cette oie de mer du Groenland ? Non ?

Laissez-moi deviner, vous êtes en train de vous demander ce qu'un animal du Grand Nord vient foutre dans cette histoire ? Patience, je vais vous l'expliquer.

Cette espèce d'oiseaux construit son nid sur les falaises pour échapper à ses prédateurs, notamment aux renards arctiques. Quand le petit naît, il doit rejoindre ses parents, qui l'appellent depuis le bas de la falaise, afin de se nourrir.

Il est livré à lui-même.

Vulnérable.

Très vulnérable.

Son unique moyen de subsister est donc de mettre son existence en jeu en s'élançant dans le vide. Il fait alors une chute de plusieurs mètres...

La survie du petit dépend de son atterrissage. S'il le loupe, les conséquences sont funestes. L'impact d'un corps rappelé par la gravité et qui se brise sur les rochers est d'une rare violence. En contre-bas, les renards arctiques, à l'affût, viennent se repaître des oisons morts ou blessés. Il arrive aussi que les prédateurs s'emparent d'un petit qui a su réussir son saut.

Vous l'aurez compris, je suis de ces renards. Je viens cueillir ma proie quand elle tombe, et si je la choisis parfois parmi les blessées, je n'en sélectionne jamais une condamnée à une fin rapide. Car je ne veux pas la dévorer tout de suite. Non. D'abord, il me faut la soigner. Je fais semblant de la réparer, gagne son affection, sa confiance. Son amour.

Son amour absolu.

Je la façonne jusqu'à devenir pour elle une obsession. C'est un véritable travail d'orfèvre, un travail de longue haleine qui peut durer plusieurs mois. Elle fera ensuite à jamais partie de ma collection personnelle.

Car elles sont toutes mes œuvres inestimables, mes sublimes créatures, que je prends tant de plaisir à modeler et à voir naître sous mes doigts...

Je les répare, leur redonne vie.

Je leur insuffle de l'espoir...

Avant de les briser à nouveau.

Le visiophone sonne encore. Je me lève du canapé et me dirige vers l'appareil. Ma petite bernache se tient sur le parvis de l'immeuble, je la contemple un instant à travers l'écran et me décide à la laisser entrer.

Je marche ensuite vers la porte, ouvre et m'appuie contre le chambranle, écoutant le son de ses talons résonner dans les escaliers.

Pétronille n'a pas été difficile à modeler. Comme d'habitude, j'ai joué le mec attentionné au début, je l'ai sublimée, il n'était pas encore temps d'attiser sa jalousie. Quand enfin, j'ai obtenu qu'elle m'invite à passer la nuit chez Katarina, ce fut le Saint Graal. J'attendais ce moment depuis si longtemps...

De là, le jeu est devenu de plus en plus excitant. J'ai pu faire douter ma création, la manipuler, la rendre folle. Et pendant ce temps-là, je décrédibilisais totalement ma véritable proie, je l'isolais peu à peu... Le frère et la sœur gobaient tous mes mensonges, il n'y a que Maxime dont j'ai dû me méfier. Lui, il savait.

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant