35. Katarina

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Grégoire me fait face désormais, assis à la table de ma cuisine, son éternel sourire de prédateur aux lèvres. Moi, j'ai décidé de rester appuyée contre le plan de travail afin de garder mes distances avec lui.

— Je pourrais porter plainte contre toi, commencé-je par le menacer sans grande conviction.

— Évidemment, mais tu ne le feras pas.

— Comment tu peux en être aussi sûr ?

— D'abord, tu n'as pas la moindre preuve à fournir aux flics. Tu vas faire quoi ? Débarquer au commissariat et m'accuser de t'avoir espionnée ? Ils penseront simplement que tu es jalouse de voir ton ex dans le lit de ta colocataire.

Si en apparence je reste impassible, intérieurement, j'ai des pulsions meurtrières. Tant de possibilités de mort douloureuse me traversent l'esprit, je pourrais écrire un roman policier.

Bien sûr que je n'ai pas la moindre preuve, je suis certaine qu'il a déjà enlevé le micro de ma chambre. Il s'est forcément débrouillé pour que Pétronille l'invite de nouveau à l'appartement quand j'étais au travail. Et si je brûle d'activer l'enregistreur de mon téléphone dans l'espoir de le coincer, je n'ose pas m'y résoudre. Car il faudrait que je fouille dans mon sac à main pour m'emparer de l'appareil. Aucun moyen d'être discrète.

— Putain, c'est quoi ton souci, Grégoire ? Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?

— Je suis touché que ma santé te préoccupe, mon cœur, mais ne t'inquiète pas, je vais bien. Je vais toujours bien, tu devrais le savoir.

Crever ses superbes yeux bleus avec une fourchette à escargots. Jouer aux fléchettes avec mes couteaux en prenant son corps pour cible. Lui faire avaler de la javel. Tellement de possibilités.

— Il faut être un sacré pervers pour observer les gens dans leur intimité, derrière un écran...

Un rire amusé lui échappe.

Quelle blague ! Johan a quitté la télé-réalité et reste à présent dans l'ombre par choix, et il est filmé à son insu dans mon appart ! Ironie, quand tu nous tiens !

— Bon, crache le morceau, me décidé-je enfin à lui ordonner, fatiguée d'avance par ses projets malsains.

Grégoire pianote sur son téléphone, un air calculateur collé au visage. Quand il reporte son attention sur moi, il a encore un sourire aux lèvres.

— Tu l'aimes bien ce Johan, n'est-ce pas ?

Ça va être compliqué de nier. Puisque Grégoire nous a espionnés, il sait probablement que je me suis attachée à Johan. Ce type a toujours un train d'avance. Cependant, j'ai tout intérêt à essayer de l'embrouiller un peu.

— Physiquement, j'admets qu'il est pas mal. Mais je passe mon tour. Les mecs condescendants, lunatiques, colériques et n'ayant aucune patience avec mes animaux, ça ne m'intéresse pas. Il est hors de question que je me fasse à nouveau chier avec quelqu'un qui ne me mérite pas, j'ai bien assez donné dans le passé.

Un bref silence accueille mes paroles. Grégoire me scrute intensément, l'air pensif, avant de reprendre :

— Je dois t'avouer quelque chose, Katarina. De cette manière, nous jouerons de façon équitable. Tout d'abord, je suis vraiment revenu dans ta vie par hasard, il n'y a eu aucun calcul de ma part. J'ignorais que je débarquais chez toi la nuit où Pétronille m'a ramené ici.

Ses yeux se mettent à briller d'excitation, et tout mon corps se tend en réponse. Cette lueur dans ses iris, je l'ai bien trop vue lorsque Grégoire s'amusait avec moi. Pas seulement quand il m'attachait les poignets. Non, toutes ces fois où il a fait semblant de rompre pour me faire ramper, toutes ces fois où il se rendait compte que je ployais sous sa main.

Il ment.

— Pour moi, il n'y a rien de plus évident, Kat. Nos retrouvailles, c'était le destin. C'est trop gros, beaucoup trop gros pour que je l'ignore. Tu as quitté la partie avant que nous l'ayons terminée. Nous devons poursuivre, nous n'avons pas le choix, c'est au-dessus de nous. Il doit y avoir un vainqueur et un vaincu.

— Tu es le seul à voir un jeu dans cette situation...

— Tu as toujours manqué de peps, Katarina. C'est ce petit défaut qui te rend si fade. Tu n'as pas ce grain de folie en toi, et pourtant, tu es presque parfaite. Rien n'est figé, tu sais, nous pouvons corriger le tir. Laisse-moi t'aider.

L'espace d'un instant, j'envisage de faire ma valise, d'attraper Gipsy et Mila, et de me tirer d'ici afin d'avoir la paix. Déménager et tout abandonner. Mais fuir ses problèmes est loin d'être la solution. J'ignore comment je vais pouvoir me libérer une nouvelle fois de Grégoire. La seule chose illégale qu'il a faite jusque-là, c'est d'avoir planqué un micro dans ma chambre, et je ne peux pas le prouver. Il ne franchit jamais la limite. Pas de coups, aucune trace de ses menaces. Je ne peux même pas dire qu'il me harcèle, puisque je n'ai reçu que deux messages de sa part, lesquels ont été envoyés depuis deux numéros différents. Je n'ai rien contre lui. Absolument rien.

— Je ne jouerai pas à tes jeux malsains, Grégoire. Trouve quelqu'un d'autre.

— Tu risques de changer d'avis.

Il m'adresse un clin d'œil, puis fouille une fois de plus dans son téléphone. Il le pose ensuite sur la table et j'entends le même extrait que tout à l'heure. Sauf que cette fois, il ne l'interrompt pas.

Au fur et à mesure que les minutes passent, je me sens blêmir. Au fur et à mesure que les minutes passent, je sens la marque du collet s'incruster dans la chair de mon cou. Les confidences de Johan m'entravent.

Qui serais-je si je laissais ses secrets les plus intimes noircir les pages des magazines people ? Si j'acceptais que la France entière apprenne que sa mère a trompé son mari pour surmonter le deuil de son père ? Qu'une femme l'a agressé sexuellement ?

On le traînera dans la boue, il sera accusé d'être un ancien candidat de télé-réalité en mal de reconnaissance qui a besoin de faire le buzz pour exister encore un peu. Sur les réseaux sociaux, les gens n'ont pas de filtres et les attaques sont gratuites. Personne n'entendra la vérité, car personne ne voudra l'entendre. Personne n'entendra sa honte, sa détresse, sa perte d'identité. Beaucoup affirmeront qu'un homme ne peut pas se laisser abuser par une femme. Que s'il a eu une érection, c'est qu'il était consentant. Qu'un mec, même bourré, même drogué, est capable de se défendre face à n'importe quelle nana, que s'il n'avait pas envie, il avait largement les moyens de dire non.

Je dois prendre le temps de réfléchir, et pour cela, il me faut avoir toutes les cartes en main. Je dois savoir ce que Grégoire attend de moi.

— Qu'est-ce que tu veux ? l'interrogé-je encore d'une voix acide.

Un ricanement satisfait accueille ma question. Il se penche alors en avant et me révèle sa dernière idée lumineuse.

— Retournement de situation, Katarina. Dès demain, tu reviendras sur tes propos et reconnaîtras avoir menti. Tu regarderas Johan et Pétronille dans les yeux, et tu leur affirmeras avoir couché avec moi le matin où nous nous sommes revus chez toi. Et en avoir encore envie. Pétronille déménagera, son frère aussi. Ils souffriront tellement qu'ils te haïront. Ils passeront leur été à essayer de digérer le mal que tu leur as fait, à tenter de tourner la page. De mon côté, je laisserai tomber Pétronille à la première occasion. Et tout sera terminé. Tu seras de nouveau seule.

J'ai les mains moites et la gorge nouée. Il faut qu'il parte, tout de suite. Mes pensées se bousculent, j'ai besoin d'étudier toutes les possibilités.

— OK, je vais réfléchir. Tu peux t'en aller maintenant.

— À quel moment tu as pu croire que tu avais du temps ? Tu n'en as pas, la partie est en cours, Katarina ! Alors, réponds-moi une bonne fois pour toutes : tu joues ou tu ne joues pas ?

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant