29. Johan

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Katarina inspire profondément, sans doute pour essayer de se reprendre. Le souffle qui fait trembler ses cordes vocales est saccadé, en écho à sa douleur.

— Je suis désolé, murmuré-je avec une gêne qui ne me ressemble pas.

Je devrais faire plus, prononcer des mots réconfortants ou peut-être la serrer dans mes bras, mais je ne suis pas doué pour la tendresse et les démonstrations d'affection. De manière générale, je ne suis pas à l'aise avec les contacts. C'est pourquoi je ne peux pas lui être d'une aide très précieuse.

— Tu es la seule personne à qui j'en ai parlé depuis Grégoire. Si je ne me trouvais pas dans cette situation avec ta sœur, les choses auraient été différentes, je ne me serais pas vue aborder ce sujet avec toi, mais là, Grégoire va trop loin. Je ne peux pas le laisser foutre à nouveau le bordel dans ma vie sans bouger le petit doigt.

J'ignore pourquoi, mais je la crois. Pas seulement parce qu'il faudrait être audacieux et irrespectueux pour inventer une histoire pareille. Je la crois parce que tout, dans son attitude, me montre qu'elle ne ment pas. Son regard hanté, sa voix tremblante... Elle semble vraiment très affectée.

— Et Leslie, que lui est-il arrivé ?

— Quelques jours après cet événement, elle m'a envoyé un message dans lequel elle me demandait si nous pouvions nous voir. Je me souviens que j'étais allongée sous ma couette et que la sonnerie du téléphone m'a réveillée. Bien sûr, j'avais envie de passer du temps avec elle, mais j'étais trop épuisée pour le faire ce jour-là. Je ressentais sans cesse le besoin de dormir, comme si le sommeil pouvait m'aider à me réparer. À plonger dans une forme de sérénité que je n'arrivais pas à trouver une fois éveillée. Je crois aussi qu'une part de moi désirait rester encore un peu seule, espérant ainsi faire le deuil de cette histoire et digérer le choc subi par mon corps et mon esprit.

Alors que Katarina se sert un autre verre qu'elle vide aussitôt, je l'observe à la dérobée. Elle boit beaucoup trop ce soir, même si, pour l'instant, elle reste digne et ne présente aucun signe d'ébriété. Rien en tout cas qui la rabaisse ou la rende pathétique. C'est comme si ingérer tout cet alcool lui permettait de garder la face. Cette faiblesse devrait entamer son charme, mais je ne vois en elle que la beauté de sa douleur.

Les gens qui ont mal et refusent toute compassion dégagent une forme de puissance absolue. Ils s'élèvent au rang d'intouchables. Ils demeurent dans une inaccessibilité constante ; leur souffrance muselée les entoure d'un halo infranchissable. Un halo qu'on ne demande bien évidemment qu'à franchir. Car quelque part en soi, on a tous l'âme d'un superhéros qui voudrait sauver le monde.

Et je crois que j'aimerais sauver Katarina.

— Donc, à la place de lui répondre et de la rejoindre comme une véritable amie aurait dû le faire, j'ai mis mon téléphone en silencieux et je me suis rendormie, reprend-elle, me sortant de mes réflexions. Quand je me suis réveillée plusieurs heures plus tard, j'ai découvert un message inquiétant sur mon écran. Je me souviendrai toute ma vie de ses derniers mots.

Mes yeux braqués dans les siens, je l'encourage à poursuivre.

— « Je ne veux plus rien ressentir, Kat. J'étais amoureuse. Seulement amoureuse. Et je n'ai pas eu le droit de l'aimer. De là où je me trouverai quand tu liras ces lignes, plus personne ne pourra m'en empêcher. Je serai libre. »

L'expression de Katarina se durcit de plus en plus, comme si elle s'efforçait de condamner toute émotion, de contenir la plus infime de ses réactions.

— Je me suis donc rendue chez elle le plus vite possible. J'ai sonné comme une malade et frappé à la porte jusqu'à m'en faire mal au poing. Puis, me souvenant que ses parents étaient absents et ne reviendraient que le soir, j'ai décidé d'entrer sans permission. À peine arrivée dans le salon, je l'ai vue. Son corps raide qui tournait lentement sur lui-même, l'angle étrange de sa tête. Ma meilleure amie, pendue à la rambarde de la mezzanine donnant sur la pièce à vivre... pièce à vivre devenue l'antre de la mort. J'ai rapidement fait le tour du salon afin de trouver quelque chose d'assez haut sur lequel grimper pour atteindre la corde et la sectionner. Il n'y avait rien ! Gagnée par la panique, je me suis dépêchée de monter l'escalier, il me fallait la décrocher tout de suite, il y avait encore un espoir. À quinze ans, je me disais que les gens qu'on aime ne pouvaient pas mourir. Que les décès prématurés ne touchaient que les autres. Pourtant, quand je me suis retrouvée à l'étage à observer la scène d'en haut, j'ai brusquement compris que je me trompais. Ma meilleure amie avait déjà embrassé la mort, pensant trouver la paix au creux de ses bras. Et moi, je suis restée là pendant de longues secondes, perdue, bouleversée et impuissante, à fixer le cadavre d'une personne si chère à mon cœur.

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant