71. Katarina

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Huit mois plus tard,

10 juillet 2018.

Alors que je marche dans la rue, après avoir supporté la sale humeur de Thomas durant toute cette journée de soldes, une Charleston jaune et noire s'arrête à ma hauteur. La première chose que je vois, placardée sur la portière, est un sticker bleu imitant le logo de La Poste, dont le terme a joliment été remplacé par La Peste.

— Johan ! m'exclamé-je, outrée.

— Je suis venu te chercher ! me lance-t-il par la fenêtre ouverte.

— Tu as profané ma voiture ! Pour la seconde fois !

— Apparemment.

— Et tu insinues que je suis une peste ?

— À ce stade, ce n'est plus de l'insinuation.

Il sourit, fier de sa connerie. Et je ne peux m'empêcher de sourire aussi.

— Dépêche-toi de monter, Cendrillon, ton carrosse ne va pas t'attendre toute la nuit !

Mes lèvres s'étirent plus encore lorsqu'il prononce cette phrase. Je me souviens très bien de la lui avoir lancée le jour de notre rencontre, à peu près à cette même période, un an plus tôt.

— Alors, où va-t-on ? m'enquiers-je en prenant rapidement place dans la voiture.

Un impatient vient d'appuyer sur son klaxon.

— Tu verras.

— Que de mystères !

Son air malicieux me grise.

Je le laisse me conduire vers notre destination sans plus prononcer un mot.

Le voir si enjoué me procure un bonheur sans égal, surtout après les mois de galère qu'on a traversés. Malgré sa prise en charge, Johan a sombré juste après Noël, si vite et si profondément que j'ai cru le perdre.

Ce n'était pas facile d'obtenir des confidences de sa part, je pense qu'il avait honte et qu'il avait également peur que je l'aide. Car, malgré son désir de s'en sortir, une part de lui voulait aussi atteindre le poids minimal, et inévitablement, me rejetait pour que je ne l'empêche pas d'embrasser cet objectif. Il me mentait, cachait de la nourriture, prétendait avoir dîné en salissant une assiette qu'il mettait dans le lave-vaisselle. Je l'ai entendu se faire vomir à de nombreuses reprises. Le mitigeur de la douche était toujours positionné sur froid. Le sport occupait toutes ses matinées. Jusqu'au jour où il n'a plus eu la force de courir. Nous ne partagions plus aucune intimité. À nouveau, il refusait que je le voie nu. Puis il a tout bonnement cessé de me toucher, et alors j'ai compris, au détour d'une phrase, que son corps ne coopérait plus. Parfois, il succombait à la colère et se déchargeait sur moi, avant de me demander pardon. Dans ces instants-là, je voyais combien il était habité par ses troubles.

À un moment, j'ai deviné qu'il était à nouveau sur le point de me quitter. Sans doute parce qu'il se détestait de se comporter ainsi, mais aussi et surtout, et c'est le plus douloureux, parce que ma présence l'empêchait de céder totalement à ses pulsions. Ça, il me l'a confirmé bien plus tard.

Je l'ai vu maigrir, tellement qu'il en a perdu ses cheveux par poignées. Il a également perdu deux molaires, et son état s'est dégradé au point qu'il a fait des œdèmes et qu'un de ses reins s'est mis à ne plus fonctionner normalement. S'il n'avait pas dû rester de force à l'hôpital, je me demande s'il serait toujours en vie aujourd'hui. Là-bas, on lui a appris que son squelette correspondait à celui d'une personne de soixante ans, qu'il avait une insuffisance rénale, se trouvait dans un grave état de dénutrition et que son cœur battait très faiblement. L'endocrinologue qui s'est occupé de lui lui a purement et simplement déclaré que s'il s'évertuait à continuer sur cette voie, il allait très vite devoir choisir entre vivre et mourir.

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant