62. Johan

2.9K 413 39
                                    

Dissimulé dans l'ombre d'une ruelle, je l'observe qui me cherche du regard. Elle semble désemparée. J'aimerais avoir le courage de m'avancer vers elle pour la serrer dans mes bras et lui murmurer que je l'aime. J'aimerais lui dire que je suis le pire des lâches de m'être enfui, et pas seulement ce soir. Mais je suis incapable d'esquisser le moindre geste.

La revoir me l'a confirmé : je l'ai toujours dans la peau. Ces deux mois n'ont absolument rien changé pour moi. J'ai beaucoup hésité avant de me rendre à Nice, je ne voulais surtout pas qu'elle me voie dans cet état. Seulement, l'inquiétude m'a poussé à prendre le volant et à rouler jusqu'ici. Je ne pouvais ignorer plus longtemps la souffrance transparaissant à travers ses messages. Son dernier « Tu me manques. » a été celui de trop. J'étais incapable de répondre, et je n'y arrive toujours pas, pour la simple et bonne raison que je ne veux pas lui redonner espoir. Je suis égoïste, mais pas au point de lui imposer ma descente aux enfers. Et puis j'ai trop de fierté pour l'autoriser à en être témoin.

La tentative de suicide de ma sœur m'a achevé. Une fois que je l'ai sue en sécurité, le mode pilote automatique grâce auquel j'avais tenu jusque-là s'est désactivé et j'ai replongé dans la réalité.

Les sirènes se sont mises à hurler de plus belle dans ma tête. Alors j'ai saisi les mains qu'elles me tendaient et me suis laissé entraîner vers le fond. Chaque jour, l'abysse se rapproche davantage.

Et peu à peu, paradoxalement, je perds le contrôle... Tout m'échappe, je ne maîtrise plus mes pulsions. Les voix dirigent ma vie, tyranniques, obsédantes. Elles me font alterner entre périodes de jeûne et orgies alimentaires.

Je me sens faible dans mon corps. J'ai perpétuellement froid, mes muscles sont douloureux et le moindre effort m'essouffle. Même courir s'avère compliqué. Bientôt, je le sais, je n'en aurai plus la force.

Cette seule pensée m'angoisse, j'ai tellement peur de reprendre du poids... Et en même temps, je suis effrayé à l'idée de mourir. Je voudrais m'extirper de cette prison mentale, m'en affranchir, seulement je ne saurais vivre sans les litanies aussi rassurantes qu'oppressantes des sirènes... Bien que mon état soit préoccupant, ainsi que ma sœur ne cesse de me le dire. Pétronille va un peu mieux à présent, elle vient tout juste de quitter la clinique psychiatrique privée où elle était internée, et notre mère veille sur elle. Le geste désespéré de sa fille lui a procuré un électrochoc, je ne l'ai jamais vue aussi « maternelle ». Pour tout dire, elle s'est même aperçue que je ressemblais à un zombie, et la semaine dernière, m'a déclaré : « Johan, mon chéri, on peut sortir de l'anorexie. »

Anorexie.

Quand elle a prononcé ce mot, de lointains échos ont retenti dans les tréfonds de ma mémoire. Je l'ai entendue me traiter de porc, m'accuser de me gaver. Et tant d'autres insultes. Elle avait la voix des sirènes.

Depuis la semaine dernière, donc, ma mère, son cardiologue et Pétronille ne cessent de me parler de centres de nutrition, de cliniques privées et de psy. Ils ne savent pas comment me venir en aide. Plus ils s'y efforcent, plus je ressens le besoin urgent de fuir.

Les yeux toujours braqués sur Katarina, je la vois faire demi-tour et repartir dans la boîte de nuit, sans doute pour rejoindre le mec avec lequel elle dansait. Je ne lui en voudrai jamais d'essayer de m'oublier dans d'autres bras, de chercher à tourner la page. Certains maux demandent toutes les distractions possibles pour être supportés, et si ses tripes se tordent autant de douleur que les miennes à l'idée de ce que nous avons perdu, alors je comprends sa volonté de s'y soustraire.

Je pourrais aussi la rattraper et lui dire que je suis fou d'elle.

Mais j'ai trop honte de mon apparence. De l'homme que je suis.

C'est pourquoi je rabats ma capuche sur ma tête et me mets à marcher. Mes écouteurs vissés dans les oreilles, je laisse le Prélude n°4, opus 28 de Chopin m'envahir et, tel un spectre de la nuit qui ne saurait trouver la paix, j'erre dans les rues de la ville.

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant