14. Johan

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C'est la première fois que j'aperçois de la fragilité chez Katarina, et je ne sais pas pourquoi, ça me trouble. Cela fait maintenant dix minutes qu'elle est à genoux devant cette tombe, et je n'ose pas briser le silence dont elle s'est entourée. Un silence seulement perturbé par les sons de la nuit, comme ce léger vent agitant nos vêtements et cet oiseau nocturne qui chante par moments. Elle n'a pas prononcé un mot depuis notre arrivée ici, elle ne m'a pas lancé un regard non plus, alors j'attends.

Sur la sépulture, je peux lire une inscription en lettres d'or : Leslie Germain, 25 mars 1993 – 7 juillet 2008.

Quinze ans, c'est jeune pour mourir...

J'imagine que cette adolescente était soit son amie, soit quelqu'un de sa famille qui comptait énormément pour elle.

— Au début, je n'ai pas vraiment compris pourquoi ses parents l'ont enterrée à Nice, commence soudain Katarina, me ramenant dans le présent. À l'époque, on habitait Antibes, et je ne pouvais pas me rendre facilement sur sa tombe. Pourtant, j'aurais voulu la voir tous les jours. Plus tard, j'ai appris qu'ils avaient fait ce choix, car ses grands-parents maternels reposent aussi ici.

Comme j'ignore quoi dire, je me contente d'attendre qu'elle poursuive. Le silence s'étire à nouveau quelques minutes, emplissant la nuit, jusqu'à ce que Katarina décide de le briser encore dans un murmure :

— As-tu déjà perdu quelqu'un parce que tu n'as pas su le protéger ?

— Non...

Mais j'ai quand même une pensée pour mon père.

Je me rapproche doucement d'elle tout en gardant mes distances. Je crois que j'ai envie de la réconforter, et ce n'est pas normal ! Nous sommes censés nous faire la guerre, elle et moi, nos jeux puérils me distraient des sirènes, aussi étrange cela soit-il.

— Moi, je l'ai fait, Johan. J'ai détruit une vie.

Je m'agenouille à ses côtés, l'incitant ainsi à se confier davantage si elle en ressent le besoin.

— Leslie est ma meilleure amie depuis la maternelle. Et si la mort m'a enlevé le bonheur de continuer à la voir en chair et en os, elle n'aura jamais le pouvoir de m'ôter nos souvenirs. Leslie vit et vivra toujours en moi.

— Je trouve ça beau de parler au présent d'une personne décédée.

Elle tourne enfin son visage vers moi ; j'aperçois quelques larmes miroitant dans ses yeux que je sais d'un vert incroyable. Cette fille possède des prunelles de jade, lumineuses, ensorcelantes. Elle a un regard à faire ployer les genoux. Un regard à obtenir de celui qu'elle observe, tout ce qu'elle désire.

— J'aurais dû la protéger. Et au final, je l'ai laissée tomber.

Sa voix s'est déchirée sur cette dernière phrase, mais elle se ressaisit aussitôt en se redressant. Je l'imite. La lumière du clair de lune est si intense qu'on y voit presque comme en plein jour. Ses longs cheveux noirs encadrent son visage tel un linceul.

— Si j'avais été une véritable amie, elle ne se serait pas suicidée.

*

Moins d'une heure plus tard, bien que ça ne m'enchante pas, je me retrouve en boîte. Quand j'ai demandé à Katarina ce qui, habituellement, lui permettait de chasser ses idées noires, elle m'a répondu « me perdre dans la danse ». Je lui ai donc proposé d'essayer sa méthode ou d'aller se coucher, car elle avait l'air vraiment crevée. Elle a semblé hésiter, puis a haussé les épaules en répliquant qu'elle ne parviendrait probablement pas à dormir avant un long moment.

Et à présent, je la regarde s'exprimer en silence au milieu de la foule.

Elle a un don pour faire parler son corps, son langage est beaucoup plus éloquent que n'importe quel mot qu'elle pourrait prononcer, et en même temps, il sait créer l'illusion.

Si on se contente d'observer Katarina en train danser, on ne voit qu'une femme dont les mouvements parfaitement maîtrisés perturberaient la plupart des hommes. Personne, je crois, ne pourrait rester indifférent à la manière dont elle bouge. Et pourtant, tout ceci n'est qu'une façade. Elle va mal aujourd'hui, et je suis probablement le seul à le percevoir.

Plusieurs mecs viennent tenter leur chance, et chaque fois, je brûle de me lever pour leur dire de dégager. Elle a simplement besoin de se libérer, pourquoi ne le comprennent-ils pas ?

Même moi, je devrais tourner la tête et cesser de l'observer ainsi, comme un chasseur à l'affût. Je me surprends à être subjugué par son corps. Je me rappelle à nouveau ce que j'ai pensé la première fois que j'ai vu Katarina. Ses formes me déplaisaient. Trop de fesses, trop de hanches, trop de cuisses. Trop de tout. Je me suis dit qu'elle devait passer son temps à s'empiffrer, qu'elle était grasse. Et je l'ai trouvée faible de ne pas savoir résister à la faim. Je crois qu'elle m'a mis en colère. Maintenant, et en dépit de ma recherche de perfection, sa silhouette me fascine, même si une part de moi, effrayée, ne peut s'empêcher de la rejeter encore. Elle est en train d'instiller du désir au creux de mes veines, je peux presque sentir l'aiguille d'une seringue me déverser dans le sang, goutte après goutte, un besoin de possession proche de l'insupportable.

L'envie d'annihiler mon esprit me traverse. Sauf que je ne me vois pas essayer de trouver de la coke. Quant à l'alcool, c'est inenvisageable. C'est une véritable bombe de calories.

Je passe une main dans mes cheveux pour tenter de reprendre contenance et respire profondément. Mais mon cœur tape trop fort et mes phalanges se crispent malgré moi. Je serre les poings.

Je ne suis plus censé aller en boîte de nuit, car généralement, on finit par me reconnaître, et ça me met mal à l'aise. De même, certaines nanas essaient toujours de baiser avec moi dans le seul but de voir leur gueule sur une photo volée, dans un magazine ou sur les réseaux sociaux, et chaque fois, les repousser me demande beaucoup de patience. Une patience qui me fait de plus en plus défaut.

Et pourtant, je suis là, ce soir.

Parce que je n'avais aucune idée de comment remonter le moral de Kat. Je suis plutôt mauvais dans ce domaine.

Son ventre ondule sur la musique, ses hanches se balancent. Sans m'en rendre compte, j'imagine ses mêmes mouvements dans un tout autre contexte. Ma mâchoire se contracte, mon souffle s'accélère...

Putain, j'ai vraiment un problème !

Katarina et moi, nous ne nous supportons pas. Aujourd'hui, elle me perturbe seulement car son masque s'est effrité, et pour la première fois, j'ai pu lire de la douleur sur ses traits. Une douleur qui faisait écho à la mienne, comme si je m'observais à travers un miroir. Demain, elle aura à nouveau revêtu son loup pour dissimuler ses faiblesses, elle sera redevenue forte. Mais moi...

Moi, je resterai ce mec qui se ment à lui-même.

Qui ment à tout le monde.

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant