52. Katarina

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Quand je parviens au lieu du rendez-vous dans mes habits toujours trempés, un soulagement sans nom m'envahit en avisant Pétronille, assise sur la tombe de Leslie, les genoux repliés contre sa poitrine, les joues noyées de larmes. Même si je suis peinée par son état de détresse, je suis heureuse de la découvrir consciente, de ne pas être arrivée trop tard cette fois.

Passé ce constat rassurant, le mauvais pressentiment qui m'a saisie en bas de chez Grégoire vient à nouveau se rappeler à moi. Alors, seulement, je me demande comment la sœur de Johan a appris le nom de famille de mon amie, dans quel cimetière elle a été enterrée, et surtout, comment elle peut connaître l'emplacement de sa sépulture. Et puis, pourquoi mon ancienne colocataire a-t-elle souhaité que je la rejoigne ici ? Face à son visage défait, je décide cependant d'attendre un moment que je jugerai plus opportun pour lui poser ces questions et prends place sur la tombe, juste à côté d'elle. Ensuite, je passe prudemment un bras réconfortant autour de ses épaules.

Mon téléphone se met à sonner. Je choisis de ne pas décrocher, le temps de parler un peu avec Pétronille, je rappellerai après.

— Que se passe-t-il ? m'enquiers-je tout bas.

La sœur de Johan renifle puis sanglote de plus belle. Je resserre mon étreinte, lui témoignant ainsi mon soutien en dépit de ma tension, et la mouille au passage. Elle ne s'en formalise pas.

— Ils m'ont laissée tomber. Tous les deux. D'abord Johan, ensuite Grégoire.

— Johan va revenir, c'est temporaire. Quant à Grégoire, il ne mérite pas tes larmes. Blesser les gens et les abandonner, cela fait partie de son comportement habituel. Tu ne pourras pas le changer.

Mon portable se remet à sonner. Devant une telle insistance, je décide de l'extirper de mon sac. Johan. Les battements de mon cœur s'accélèrent, il ne me reste plus que deux pour cent de batterie. Je m'apprête à décrocher quand la voix de Pétronille me parvient :

— Je n'ai donc même pas droit à cinq minutes d'attention ?

Elle a déclamé cette phrase d'un ton si chagriné que cela me fait culpabiliser. Cependant, je n'ai pas le temps de prendre la moindre décision ; mon téléphone s'éteint de lui-même. Dire qu'avant, un portable avait plus d'une semaine d'autonomie. Le mien, pourtant récent, tient à peine une journée.

J'abandonne l'appareil au fond de mon sac, un peu anxieuse de ne plus pouvoir appeler quiconque désormais en cas de problème, puis me concentre à nouveau sur Pétronille.

Cette dernière porte une bouteille de vodka presque vide à ses lèvres, je la lui prends des mains.

— Ce n'est pas une bonne idée.

— Elle était déjà quasiment terminée, je n'ai pas tout bu ! Et je ne suis pas saoule non plus, loin de là...

Je hausse un sourcil, peu convaincue.

— Je suis sérieuse, je ne suis pas bourrée ! J'ai juste envie... que ça fasse moins mal ! sanglote-t-elle en désignant sa poitrine.

— OK, concédé-je en la lui rendant dans un soupir.

Pétro s'empare de la vodka et en boit une gorgée. Elle conserve ensuite la bouteille entre ses paumes et fait jouer l'ongle de son index autour du goulot.

— Pourquoi les mecs me quittent-ils toujours ?

— Je ne sais pas. Les hommes ont plus de mal à s'engager que les femmes, j'imagine. Tu n'as simplement pas encore trouvé le bon.

— Tu dis ça pour me rassurer. De toute évidence, le problème vient de moi...

— Ou peut-être que vous n'étiez juste pas faits pour être ensemble ?

— Il est tout de même resté avec toi pendant plusieurs années ! me balance-t-elle avec hargne.

Je ne relève pas l'insulte voilée et me contente de rétorquer :

— Il n'était sans doute pas difficile, à l'époque.

— Désolée, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

— Oh, ne t'en fais pas pour moi.

Elle porte à nouveau la bouteille à ses lèvres puis me la tend.

— Tiens, finis, il n'y a presque plus rien.

— Non, ça va aller, merci.

— Pouah, quelle solidarité !

Afin de couper court à une éventuelle dispute pour une gorgée – car c'est tout ce qu'il reste –, je m'empare de la vodka et la termine.

— Voilà, je suis solidaire. On rentre, maintenant ? lui proposé-je en me levant.

— Je peux venir chez toi ?

— Oui, tu peux. Même si je ferais bien mieux de ne plus m'occuper de toi.

Elle me fixe un moment, prenant la pleine mesure de mes paroles, avant de conclure :

— J'ai de la chance que tu ne sois pas rancunière.

— Je n'ai pas dit que je passais l'éponge, je t'évite seulement de devoir te justifier en débarquant dans cet état chez Nicole.

— Tu es trop aimable...

— Tu t'attendais à ce que je t'accueille à bras ouverts ?

— Non, je ne suis pas naïve à ce point.

— Tant mieux. Bon, allons-y.

Nous nous levons puis nous dirigeons lentement vers la sortie du cimetière. Plus nous marchons, plus je me sens détendue, comme si j'avais bu bien plus qu'une simple gorgée de vodka.

Une fois près de nos voitures, je décide de poser à Pétronille les questions qui me brûlent les lèvres depuis mon arrivée. À présent qu'elle est calmée, ça me paraît être le bon moment.

— Au fait... pourquoi tu m'as donné rendez-vous ici ? Et comment tu savais où Leslie a été enterrée ?

Mon ancienne coloc garde les yeux rivés sur le sol, évitant mon regard. Le mauvais pressentiment qui m'a envahie tout à l'heure s'éveille à nouveau.

— Johan m'a raconté ton histoire, je te l'avais dit, tu ne t'en souviens pas ? Il a mentionné le lieu à ce moment-là.

Cela reste plausible, puisque je l'ai emmené sur la tombe de ma meilleure amie.

— Admettons, mais pourquoi m'avoir donné rendez-vous ici précisément ? insisté-je.

— Parce que, parfois... parfois, moi aussi, j'ai envie d'en finir...

Je m'apprête à lui répondre, sauf que, d'un coup, la sensation de bien-être que je ressentais depuis quelques minutes se change en profonde fatigue accompagnée de puissants vertiges. Le sol se met à tanguer sous mes pieds, je m'appuie contre ma voiture pour ne pas m'effondrer.

Putain, je me suis bien fait avoir !

— Qu'est-ce que tu as ? prétend s'inquiéter Pétronille en me saisissant le bras.

— Je crois... que... tu le sais... très bien...

— Viens près de ma voiture, je vais te donner de l'eau.

Elle me force à exécuter les trois pas qui me séparent de la portière arrière de son véhicule, l'ouvre puis me pousse à l'intérieur.

Je m'effondre sur le siège.

— Bordel, j'ai cru que ça ne ferait jamais effet ! souffle-t-elle.

Ce sont les derniers mots dont je me souviens avant de perdre contact avec la réalité.

DERRIÈRE NOS MASQUES ( /Les voix des sirènes )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant