➳ Chapitre 58 : Jennifer

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Nous nous remettons rapidement en marche après notre courte halte près de la rivière. Ma discussion avec Yoran m'a laissée songeuse, il parle parfois avec tant de légèreté de son espèce et de la mienne, de son monde et du mien... C'est comme si tout ça n'était que normalité pour lui, mais je n'aime pas la façon qu'il a de rapprocher parfois trop à mon goût les Haeras et les Hommes. Nous n'avons rien en commun, si ce n'est notre apparence physique relativement semblable -hormis nos couleurs respectives de peau et de cheveux. Du moins, c'est ce dont j'essaie de me persuader. Peut-être que je me trompe, peut-être qu'en fin de compte, nous nous ressemblons beaucoup plus que je ne veux bien l'admettre. Après tout, les Européens ont débarqué un beau matin en Amérique, ont exterminé les amérindiens pour leur territoire, leurs ressources, puis se sont installés chez eux. Exactement le même scénario qu'aujourd'hui, avec deux nouveaux camps. Les Hommes contre les Haeras, les primitifs contre les plus évolués, notre monde contre le leur. Il semble que tout ceci ne soit qu'un simple cycle condamné à se répéter quoi qu'il advienne, et un cycle auquel Yoran, malgré toute sa bonne volonté, entretient avec le reste de son espèce. Je pourrais toujours tenter de le considérer différemment, d'avoir de l'estime pour lui, de réussir à le remercier pour tout ce qu'il a fait pour moi, il n'empêche qu'il restera à jamais ce qu'il est. Au final, qu'importe que les Haeras et les Hommes se ressemblent en tout point de vue, cette réflexion serait intéressante s'il y avait encore des personnes pour en étudier tous les aspects. Mais de nos jours, tout ce que je peux retenir, c'est qu'il est un Haera, un prédateur, et moi une humaine, une proie fragile à laquelle il pourrait briser la nuque d'une simple pression. J'ai beau faire tous les efforts du monde pour l'oublier ou du moins passer outre, je n'y parviens pas. C'est comme si chacun de ses gestes, chacun de ses mots, chacun de ses regards me rappelaient -bien plus que son aspects physique- ce qu'il était. Un tueur d'Hommes.

Le regard dans le vague depuis plusieurs minutes, je cligne des yeux et jette un coup d'œil à celui que je viens de définir comme un assassin sanguinaire. Comme c'est souvent le cas, des plis soucieux lui barrent le front. Yoran ne semble jamais ni s'arrêter de penser ni de s'inquiéter. Il paraît toujours se situer entre deux réalités, la sienne qui nous échappe et la nôtre qu'il juge peut-être trop écartée du vrai ou simplement trop futile pour lui. Par cet aspect, je ne peux m'empêcher de le rapprocher de Zorak, lui aussi semble perdu dans un autre monde, en savoir plus que tout autre sans vouloir partager ce surplus avec quiconque. Peut-être est-ce tous les Haeras qui sont comme cela, après tout quand j'y pense, Seya aussi paraît plus mature qu'elle n'en a l'air au premier regard, quoique Eramo était lui bien différent d'eux tous, beaucoup plus spontané. Seya et Yoran viennent de la Secte, peut-être est-ce elle qui les a formatée ainsi, mais pourtant Zorak n'en faisait pas partie, lui...

Je laisse encore mon esprit vagabonder quelque temps jusqu'à ne plus pouvoir retenir la question qui me brûle la langue depuis un moment.

- Combien d'humains t'as déjà tué ? lâché-je alors tout à coup.

Je ne lui ai jamais posé la question, comme si j'en connaissais déjà la réponse. À peine pouvait-elle se former au seuil de mon esprit que le terme "beaucoup" s'imposait à moi comme une évidence, et je passais rapidement à autre chose, peut-être pour la fuir. Pourtant, aujourd'hui, je me résigne enfin à affronter cette vérité, j'ai besoin de l'entendre de sa bouche.

Yoran me lance un regard surpris.

- Pourquoi cette question maintenant ?

- Comme ça, me contenté-je de répondre.

En guise de haussement de sourcils, sa pommette droite se crispe avant de se détendre presque aussitôt, remplacée par un las haussement d'épaules.

- Aucun.

Je reste abasourdie. Je m'attendais davantage à un nombre, en croisant les doigts pour qu'il ne soit pas trop élevé, plutôt qu'à cette réponse dénuée de sens. J'ouvre la bouche, mais n'en sort qu'un ridicule marmonnement à peine audible.

Aeternam GalaxiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant