Diversité (Liberté)

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J'exerce la profession de journaliste. A Chesna, ils disaient que je suis une journaliste ; je ne le supportais pas. Je ne suis pas une journaliste ; je suis un être humain ! Humaine ; toujours plus qu'un nom commun, que la mention de mon appartenance à une catégorie quelconque. Journaliste est ce que je fais ; humaine ce que je suis. Un an passé à Chesna ; dans le cadre de l'écriture d'une série d'articles. Cette idée venait de moi. Il me semblait essentiel, dans le cadre des réflexions sur d'éventuelles évolutions législatives concernant la procréation, d'aller voir ce qui se faisait par ailleurs.

Nous ne pouvons pas nous permettre de faire n'importe quoi. S'il y a une chose que nous avons constatée, c'est qu'une fois qu'une décision a été appliquée il devient quasiment impossible de revenir en arrière. Donnez quelque chose aux gens et jamais ils ne voudront y renoncer ensuite. Ils réclameront toujours plus, on s'engagera sur une pente glissante, et avant que l'on ne réalise le danger, POUF, il sera trop tard. Chaque évolution technologique présente un risque énorme, qui plus est quand il s'agit de manipulations génétiques. Mais, face à un problème de santé publique comme celui qui nous touchait, appliquer de manière absolue le principe de précaution et refuser tout progrès au nom du risque impliqué aurait été complètement irresponsable et complètement... inhumain.

C'est ce que j'ai ressenti en voyant ma mère tomber malade devant mes yeux et en sachant que la génétique aurait permis de l'éviter. J'en ai voulu à Dievex. Mais j'aime Dievex ; et j'avais besoin d'aller à Chesna pour étudier chaque aspect du problème, découvrir si notre choix de ne rien faire était justifié ou non. Bien sûr, à Chesna, une pareille maladie n'aurait jamais eu l'occasion de se développer. Là bas, de toute façon, aucune maladie génétique ne peut apparaître. Mais pour eux aucune évolution positive ne pourra apparaître non plus. Et c'était un prix que nous, ici, ne sommes pas prêts à payer. Génération après génération, la même série de gènes encore et encore. Gènes soigneusement sélectionnés par leurs scientifiques. Oh oui, les maladies et les handicaps sont bien loin de leur esprit, à peine dans leurs souvenirs. Et certes, leur espérance de vie est plus importante que la notre. Mais leur monde se meurt, et de toute façon chez eux l'humanité est déjà morte depuis longtemps, en complète inertie depuis des générations.

Chesna ; c'est ainsi qu'ils appellent leur société. Ch pour "Choix". Cruelle ironie. Quel choix ont-ils encore ? Comment choisir quand on n'a rien parmi quoi choisir ? Pierre est légèrement plus grand que Paul et Victoire un peu plus énergique que Claire, Brice plus drôle que Thomas et Thomas plus responsable que Brice. Comme si, globalement, ils n'étaient pas tous plutôt grands, plutôt énergiques, plutôt drôles et plutôt responsables. Encore que responsables, ça se discute bien entendu en fonction du sens qu'on donne à ce mot. Mais, certes, aucun d'eux n'est strictement 100% identique à un autre. Magnifique ! Comme si ça suffisait à dire que leur monde présente encore de la diversité. C'est ce qu'ils disent pourtant. Ils croient qu'il y a de la diversité, et ils croient qu'ils ont le choix. Ils avaient le choix et ils ont tous choisi la même chose. Maintenant le choix n'existe plus et il ne leur reste que l'illusion du choix.

Mais surtout, le choix de qui ? Le choix des parents ! Toujours les parents ! Un être humain qui naît là bas a le choix de ses enfants mais n'a pas le choix de lui-même. Quelle liberté est-ce là ? Le choix de soi-même devrait être la première liberté. Mais ils ne l'ont pas car ce sont leurs parents qui ont eu ce choix pour eux. Cruelle absurdité ! Oh oui, quel choix en effet ! Ce sont les êtres qui ont le moins de choix du monde, prisonnier des choix que d'autres ont faits pour eux. Prisonnier de cette liste de traits décidés avant leur naissance et trônant fièrement sur leurs berceaux puis leurs papiers d'identité. Ces traits qu'ils proclament à tout va, et contre lesquels il ne leur viendrait ni l'idée ni l'envie de se rebeller. Quel choix ont-ils vraiment ? Presque aucun ; pas assez.

A Dievex, nous avions préféré garder la possibilité d'une humanité qui continuerait à évoluer pour l'éternité. Nous avons besoin de ces mutations aléatoires qui surviennent lorsque deux cellules reproductrices se rencontrent et donnent lieu à un nouvel être. Mais, parfois, ce hasard donne lieu à de mauvaises choses.

Ma mère a été parmi les premières victime de la nouvelle maladie. Elle s'est réveillée un jour sans la faculté de penser. Son corps était toujours vivant ; mais elle était morte. Nous avons d'abord cru qu'elle était simplement devenue muette : ses yeux nous regardaient et ses mains bougeaient. Nous lui avons tendu une feuille mais elle n'a dessiné que des lignes sans signification. Nous l'avons emmenée à l'hôpital : peut-être était-ce l'aire du langage qui était affectée ? Mais non, c'était bien plus grave que ça. D'après les médecins, il ne restait plus rien. Son corps était mû par des automatismes, son cerveau ne pouvait plus ni se souvenir, ni engranger de nouvelles informations, ni avoir conscience de ce qu'il se passait. Elle ne ressentait plus ni plaisir ni douleur ; elle était moins qu'un animal et moins qu'un robot. Peut-être que la comparaison la plus judicieuse serait avec un zombie. C'est d'ailleurs ainsi que les médias ont commencés à désigner la maladie : zombification. Et ma mère était loin d'être la seule victime.

Humains néanmoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant