Ignorance (Liberté)

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Tout ce que nos scientifiques ont trouvé concernant la zombification, c'est une cause génétique. Une petite mutation génétique, déjà bien trop répandue dans la population ; mais qu'ils sont capables de détecter. Ils en sont capables ; mais il ne le feront pas. Ils en sont capables à l'issue de leurs recherches confidentielles sur les morts. Les recherches génétiques sur les vivants sont interdites, évidemment. Et tirer parti des résultats de leurs recherches est malheureusement interdit aussi dès lors que cela implique d'étudier nos gènes.

Je trouve cela inadmissible : être capable de m'apporter la réponse que je désirais et refuser de le faire. Ils auraient pu savoir, regarder si j'ai cette fameuse mutation, et en tirer la conclusion que j'ai 80% de chances de devenir un zombie vers mes 70 ans. Ils auraient pu me le dire ; exactement comme Loïc l'a fait. Mais à Dievex, ce genre de test est strictement interdit. Alors j'ai dû me rendre à Chesna. Peut-être qu'au fond c'est pour ça que j'y suis allé. Et c'est comme ça que j'ai rencontré Loïc : celui qui devait me donner le résultat que je désirais tant.

J'ai rencontré Loïc grâce à ce refus obstiné des scientifiques dievexois. Et peut-être que nous étions trop différents lui et moi ; et peut-être que la n'est pas toujours juste une bonne chose. Mais il n'empêche qu'il m'aura apporté bien plus que la réponse à cette question factuelle. Il m'aurai apporté bien plus, mais il m'a aussi apporté cette réponse ; cette vérité que j'avais besoin de connaître.

Oui, je porte cette mutation. La faute à pas de chance. Les risques n'étaient pas si élevés. Je ne porte pas les gènes de ma mère ; et pourtant j'ai ressenti le besoin de faire ce test. Tous les membres de Chesna ont a priori des chances d'être porteurs ; et seul faire le test permettrait de désigner quels individus sont plus à risque que les autres, car personne ne connaît ses parents biologiques. A première vue, on pourrait presque considérer ça comme une égalité des chances ; ou des malchances en ce cas. Mais il ne s'agit pas d'une véritable égalité : juste de l'ignorance de la différence qui existe en vérité. Ignorance qui nous est imposée. Ou que nous avons choisie, au dernier référendum sur ce sujet : connaître ses gènes reste interdit. Et c'est justifié, au moins en partie.

Je n'ai jamais souhaité naître avec sur mes papiers une liste de traits que je ne pourrais pas m'empêcher de laisser m'influencer. Mais, les risques de développer des maladies, ne devrait-on pas pouvoir les connaître ? Peut-être qu'ils ont raison après tout, peut-être que ce n'est pas si différent du reste. Peut-être que la limite entre une maladie et un trait quelconque est bien trop floue. Peut-être que le mot "maladie" n'est qu'une habitude. Peut-être que le narcissisme est une maladie, ou la cruauté. Ou par exemple la tendance à développer une dépression : est-elle une maladie ou un trait de personnalité ? Et si mes traits innés me prédisposaient à développer une dépression, je ne voudrais pas le savoir ; parce qu'à tous les coups le savoir ne ferait qu'augmenter encore mes chances de développer une dépression. Mais pour la zombification, c'est différent. Enfin, je crois. Comment être sûre ? Où placer la limite ?

Jusqu'où peut-on aller sans devenir comme les membres de Chesna ? Je veux savoir que mon espérance de vie est réduite, parce que cette information aura une influence sur mes choix de vie. Je veux faire mes choix en connaissance de toutes les informations qu'il m'est possible de connaître. Je considère que c'est là la véritable liberté. Je veux choisir les projets dans lesquels m'engager en sachant si je pourrais ou non les mener à bien. Et si je m'en étais tenue au cadre de la loi, je n'aurais pas pu savoir à quel point les risques de zombification étaient élevés pour moi : j'aurais cru que j'allais probablement vivre une centaine d'années comme tout le monde ici. Mais la loi reste ce qu'elle est : "il est interdit de connaître son patrimoine génétique ou celui de qui que ce soit".

Cette loi que j'avais toujours soutenue pourtant. Et même si je commence à la questionner aujourd'hui, je soutien toujours de tout mon cœur le principe qui l'anime. En allant à CHESNA, en voyant ces enfants grandir enfermés dans un destin figé par des mots inscrits sur un papier, ma conviction n'a fait que se confirmer. Y-a-t-il sort plus horrible que d'être à ce point privé de liberté ? Alors, pourquoi faire une exception ? Dans quelles conditions ? Au nom de quoi ?

Humains néanmoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant