Liberté était outrée d'entendre pareille question : « Êtes-vous bien sûre de votre choix ? Ne croyez-vous pas que votre situation personnelle risque de nuire à votre objectivité ? » Ne se souvenait-il pas de l'entretien d'embauche qu'il avait mené trois ans plus tôt et qui l'avait conduit à l'engager ? Elle avait clairement expliqué sa conception de la profession : elle voulait s'exprimer, énoncer des idées, provoquer des changements d'état d'esprit, permettre des remises en question, avoir un impact. Il n'avait jamais été question d'objectivité ! Elle n'était pas là pour écrire des reports de faits objectifs : les caméras étaient faites pour ça. Elle n'était pas un réceptacle passif. Elle était humaine, elle avait des opinions, et c'était ce qui ferait d'elle un atout pour le journal. Ses articles seraient engagés. C'était ses conditions. Cela avait toujours été ses conditions.Liberté sentait la colère monter. Il fallait à tout prix qu'elle fasse ses articles ; elle le sentait au plus profond d'elle. Elle avait besoin d'aller à Chesna. Alors, elle garda son calme et s'exprima avec assurance : « Écoutez, je ne suis pas une machine. Je n'ai jamais cherché à être objective. Vous croyez que ce qui est arrivé à ma mère aura un impact sur mon point de vue ? Probablement. Au même titre que tout ce que je suis aura un impact. Mais je suis beaucoup de choses. Et tout ce que je verrais à Chesna aura également un impact. Ne comprenez-vous pas ? C'est pour ça que je souhaite aller là bas. Cela permettra de contrebalancer. Mon histoire personnelle me pousse à avoir une certaine opinion initiale. Je veux les confronter à mes observations sur les conséquences que de telles opinions peuvent avoir. Je vais me remettre en question. Je veux voir ce que donne un choix pareil poussé à l'extrême. Oui, j'ai un parti pris personnel. Mais je compte bien le remettre en question ! Et j'aurais des arguments dans les deux sens ; c'est ce qui rendra mes articles intéressants. J'ai besoin de m'exposer à la différence, mais j'ai aussi besoin d'avoir mon propre avis. On verra bien ce qu'il sortira de la confrontation : peut-être quelque chose avec quoi vous ne serez pas d'accord, mais assurément quelque chose qui prêtera à réflexion. »
Son patron était inquiet. Il adorait Liberté ; ses articles rencontraient toujours un succès énorme. Son journal était devenu polémique grâce à elle, mais cela faisait leur renommée. En trois ans seulement, elle avait donné une nouvelle tonalité à leur magazine. Au lieu de se contenter de décortiquer l'actualité et de faire part des nouveautés, elle ressortait des sujets oubliés. Elle remettait en cause ce que tout le monde prenait pour acquis. Elle était l'image de la jeunesse. Et il l'adorait pour l'amour que les lecteurs lui portaient ; pour les lecteurs qu'elle lui apportait. Son voyage à Chesna était une idée formidable ! Un nouveau souffle pour le magazine ! Une série d'articles absolument sensationnels en perspective.
Il adorait Liberté ; mais elle l'inquiétait aussi. Que ferait-il si elle franchissait la limite ? Il ne voulait pas non plus se retrouver à la tête d'un journal qui proclamerait les mêmes idées que Chesna. Les remises en questions que Liberté avait instaurées avaient toujours été minimes. Mais elle voulait a présent s'attaquer à l'eugénisme. Il n'y avait pas plus grand tabou. Et elle allait aller à Chesna, partant déjà avec un avis proche du leur. Confronter son point de vue au leur aurait été une excellente idée ; si elle n'avait déjà le même point de vue qu'eux ! Elle ne s'en rendait pas compte, mais lui la voyait sur le point de sombrer. Tout cela était trop personnel pour elle. Serait-elle vraiment capable de voir ce qui est le mieux pour l'humanité et les générations futures en se décentrant de son propre point de vue ? Il en doutait.
Mais, après tout, si une chose pouvait la faire changer d'avis, ce devait bien être un voyage à Chesna ! L'influence qu'ils exerceraient sur elle ne serait rien face à la constatation des excès de leur société. C'était les arguments de Liberté ; et il espérait qu'ils soient justes. Après tout, la polémique est une bonne chose pour les ventes. Mais créer le chaos social n'avait jamais été son intention ! Les débats sont une bonne chose. Mais ils le sont surtout quand ils permettent à chacun d'être conforté dans ses positions. Enfin, cela dépendait des cas. Mais quand il s'agissait de l'eugénisme en tout cas, Dievex avait raison assurément. C'était une telle évidence : Liberté finirait forcément par le réaliser.
« Très bien ; partez. Voyage tous frais payés par le journal. A la condition de ne rien écrire pendant un an. Je sais que vous allez protester, mais il est hors de question que je publie vos articles pour l'instant. Premièrement parce que vous avez besoin de recul pour vous former une opinion digne de ce nom ; vous avez besoin de temps. Deuxièmement parce que dans un an vos articles tomberont à point pour la période des référendums ; c'est à ce moment là que je les veux. Ce sont mes conditions. A prendre ou à laisser. » Liberté prit. Elle avait besoin d'aller à Chesna. Tout l'appelait là bas. C'était le meilleur moyen de faire face. Le meilleur moyen de se forger une opinion. Le meilleur moyen de trouver une réponse à ses questions. Le meilleur moyen de ne pas être rappelée sans cesse à la réalité en voyant sa mère chaque jour. Elle avait besoin de partir. Après tout, peut-être que c'était personnel. Mais ce n'était pas nécessairement une mauvaise chose. Ses articles n'en seraient que meilleurs.
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Humains néanmoins
Ciencia FicciónIl est né avec collé sur son berceau une cartographie de son patrimoine génétique, choisi par ses parents et définissant dans les moindre détails qui il est destiné à devenir. Elle est née dans une couveuse artificielle, de la rencontre de deux gam...