Avortement (Liberté)

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J'aimais Loïc au point de vouloir un enfant de lui. J'aurais pu tomber enceinte. Et cet enfant aurait été désiré. Pas de lui au fond. Il savait que nous prenions le risque, il était tout aussi responsable que moi. Mais c'était moi qui avait voulu cet enfant ; pris cette décision qu'il avait seulement acceptée. Oui, il aurait pu refuser, mais c'était surtout ma décision au fond. J'aurais voulu cet enfant. Je le voulais sur le moment, du moins. Et je suis ravie aujourd'hui que le hasard ne m'ait pas donné ce que je voulais sur le moment. J'aurai des enfants de toute manière ; dès que j'adopterai. Je ne saurai jamais ce qu'est une grossesse mais ça ne me manquera pas ; pas plus qu'aux autres femmes de Dievex, pas plus qu'aux hommes. Loïc, lui, me manquera, et le fait qu'il soit resté enfermé dans son monde me hantera. Mais ça ne m'empêchera ni de vivre ni d'aimer de nouveau. Il n'a pas voulu de cette possibilité mais ce n'était de toute façon qu'une possibilité parmi un millier. La vie reste pleine de possibilités et de surprises.

Cet enfant aurait été une bonne surprise. Les enfants non désirés sont des surprises de la vie. Mais pas forcément des bonnes. Les possibilités sont synonymes de liberté. Cela ne signifie pas pour autant que chaque possibilité est bonne en soi ; elle ne le devient que dès lors qu'on la choisit librement. Avoir un enfant ou ne pas en avoir ; c'est la liberté de choisir qui importe, aucun des deux choix n'est meilleur que l'autre. C'est ce que je crois aujourd'hui. Mais, bien sûr, aux yeux de Dievex, une grossesse est forcément une mauvaise chose ; et une grossesse désirée n'est pas une chose qui existe chez nous. Les interruptions volontaires de grossesse sont fréquentes. On ne va pas en faire tout un plat. Ces fichus Chesnaiens osent dire que nous tuons des bébés ! Ces hypocrites qui considèrent qu'un bébé est un être vivant dès lors qu'il est dans le ventre d'une femme, alors qu'un embryon au même stade de développement dans leur laboratoire, peut être sans pitié jeté à la poubelle parce qu'il n'est pas l'heureux élu de leur sélection pour l'implantation dans le ventre de la mère.

Qu'est-ce qu'un être humain ? Certainement pas un amas de cellule incapable de penser ni de ressentir quoi que ce soit. On pourrait à la rigueur considérer que cela devient "mal" d'interrompre une grossesse si le fœtus a un système nerveux formé et est capable de ressentir de la douleur et du plaisir. Mais, même là, ce n'est pas forcément plus "mal" que de tuer un animal. Sauf qu'un bébé qui vient de naître n'est pas encore pleinement humain non plus; il n'est pas encore pleinement capable de penser et d'être libre, et pourtant il est pour tout le monde évident que le tuer est mal. Oui, il deviendra un jour libre et capable de penser, le bébé comme le fœtus, mais le mal ne peut pas résider uniquement dans la suppression de cette possibilité. Il serait absurde de dire qu'il est "mal" d'empêcher de naître un être humain potentiel, parce qu'alors la contraception deviendrait une chose immorale, l'abstinence aussi, et chaque gamète gaspillée un crime contre l'humanité. La surpopulation exploserait ce serait magnifique ! Aberration.

Le critère semble impossible à trouver ; la limite impossible à fixer. Garder la formation du système nerveux comme référence ne semble pas une si mauvaise idée. Ce qui est clair à mes yeux, c'est que la rencontre de deux gamètes ne vaut pas plus que les deux gamètes pris individuellement. Et que si cette rencontre n'arrive pas au final à donner lieu à un bébé, personne n'est triste et on tente juste un nouveau croisement. Alors si cette rencontre arrive contre la volonté des futurs parents, faire disparaître l'embryon semble tout à fait raisonnable ; et aucun Dievexois ne ferait un autre choix. Cela semble beaucoup plus raisonnable que de laisser un enfant être élevé par des parents qui ne l'ont pas souhaité et ne sont pas à même de l'éduquer.

Je n'aurais pas avorté. Mais certainement pas parce que je suis contre l'avortement. Ni parce que ce n'est pas possible à Chesna, vu que j'aurais pu retourner à Dievex. Mais juste parce que je veux un enfant. J'en veux un de toute manière. Pas nécessairement de Loïc. Pas nécessairement un que je porterais dans mon ventre. Je veux juste être mère. Parce que je veux offrir de l'amour à un enfant. Parce que je serais une bonne mère. Parce que je veux participer à la création de l'humanité de demain ; à l'émergence d'un nouvel être libre qui façonnera le monde à sa manière. Mais tout le monde n'a pas cette vocation ; et même pour ceux qui l'ont, ce n'est parfois tout simplement pas le bon moment, les conditions favorables ne sont parfois pas réunies.

Humains néanmoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant