Placebo (Liberté)

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Au fond, choisir les gènes de ses enfants n'est peut-être pas ce qu'il y a pire dans les traditions de Chesna. Au fond, je crois que le pire est le fait qu'ils connaissent leurs gènes. Les parents qui choisissaient les gènes de leurs enfants ; cela m'avait toujours semblé odieux, et me semble toujours aussi odieux. Le hasard est la seule solution. La seule qui fait de nous des êtres libres créés pour nous-mêmes et pas pour répondre aux lubies de nos parents. Nous ne sommes pas des objets. Les Chesnaiens le sont.

Tous, sans exceptions. Même ceux qui ne sont pas choisis trait par trait sur catalogues. Ceux que les parents ont voulus à leur image, qui sont leur réplique parfaite, ou un mélange d'eux et de leur conjoint. Mêmes ceux là restent des objets. Vouloir un enfant qui nous ressemble, c'est déjà un désir de parent. Est-ce le désir de l'enfant ? Non. Le hasard est la seule solution humaine. La plus équitable aussi : car si inégalités il y a, elles sont si nombreuses, sur tant de critères différents, qu'elles finissent par se compenser. Certains ont plus de chance que d'autres sur certains facteurs, mais il y aura d'autres facteurs sur lesquels ils en auront moins. Et au final, sur la plupart des caractéristiques humaines, il n'y a pas de mieux ou de moins bien mais juste des différences qui ne peuvent pas être jugées sur une échelle de valeurs, et qui composent la richesse de notre humanité.

La sélection aléatoire des gamètes dans une banque nationale commune, comme nous la pratiquons à Dievex, est la seule solution. La seule à même de créer un être humain ne naissant que pour lui-même. L'enfant ne naît pas pour répondre aux désirs de ses parents : être parent est une responsabilité, un don de soi, certainement pas un droit ! A Chesna ils s'achètent un enfant comme on s'achète une poupée au magasin. Non, pas celle là, elle n'a pas les yeux de la bonne couleur, donnez-m'en une autre. Encore heureux, ils ont abandonné leur pratique initiale d'associer l'argent à toutes leurs horreurs eugéniques. Car s'il y a pire que leurs manipulations génétiques systématiques, c'est bien les manipulations génétiques réservées seulement aux plus riches, et qui ne faisaient que renforcer les inégalités préexistantes. S'il y a au moins une chose de bien dans leur affirmation que la reproduction choisie est un droit inaliénable, c'est qu'elle permet que tous puissent en disposer de la même façon. Mais qu'ils ne disent pas que ça suffit à créer l'égalité, car un enfant ne choisit pas ses parents et subit les choix que ceux-ci ont fait pour lui. Je pourrais dire que certains parents Chesnaiens sont pires que d'autres, mais en fait pour tout dire ils font à mes yeux tous partie du pire car aucun ne laisse son enfant libre.

Leurs enfants ne naissent pas libres, car ils savent qu'ils sont le fruit du désir d'enfant, et qui plus est du désir d'un enfant précis, ayant un destin précis. Comment, dans de telles conditions, vouloir autre chose que ce que leurs parents ont voulus pour eux ? Mais de tels parents, de toute façon, même sans aide de la génétique, auraient forgé le destin de leur enfant dans des proportions monstrueuses. Ils leur auraient imposé certains principes, dicté ce qui est bien ou non, inscrits à telles ou telles activités, fait subir des entrainements intensifs pour développer telles ou telles capacités. Les parents qui veulent forger leurs enfants selon une image précise ont toujours existé. Mais il est faux de dire qu'ils existeront toujours : Dievex est la preuve que ce ne doit pas être le cas, qu'une autre possibilité existe.

La génétique est le moyen le plus radical de forger ses enfants. Elle le serait du moins si nos gènes pouvaient décider de nos désirs avec une certitude absolue. Mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je crois que leur société fait un travail bien plus terriblement efficace en ce sens que leurs scientifiques. Je crois que choisir leurs gènes n'aurait pas été à ce point les priver de liberté, s'ils ne l'avaient jamais su. Car je ne crois pas que nos gènes nous définissent. Il ne s'agit tout au plus que de prédispositions, comme les quatre-vingt pourcents de chances de développer la zombification. Et voilà sur quoi les recherches devraient se focaliser : trouver les facteurs environnementaux qui font ces vingt pourcents de différence. Parmi ceux qui portent ces gènes, certains sont indemnes de symptômes : qu'est-ce qui fait la différence ? Voilà ce que j'aurais besoin de savoir.

Je me demande si le succès fulgurant du déterminisme génétique à Chesna n'est pas en grande partie dû à un bel effet placebo. Des enfants qui croient qu'ils n'ont pas d'autres choix que de devenir ce qui est inscrit sur leur papiers : comment pourraient-ils même désirer autre chose ? Bien sûr qu'ils ne veulent rien d'autres ! Et l'environnement de ces enfants est bien entendu forgé par ses attentes : arrivent les discours et les entrainements, les cours de piano et les rencontres avec des modèles de carrière. Jamais ces enfants ne seront libres : ils sont prisonniers de leurs parents et de leur société bien plus que de leurs gènes.

Loïc a regardé mes gènes quand je lui avais spécifiquement demandé de ne pas le faire. Pas parce que la curiosité était inscrite dans ses gènes, mais parce qu'il a grandi dans l'idée que la curiosité fait partie de son identité profonde et qu'il ne pouvait pas lutter contre. Comme si ce gène le rendait moins responsable ! Comme si c'était une excuse ! Quand j'ai appris qu'il n'avait pas tenu sa promesse, je lui en ai voulu. Pas seulement d'avoir regardé, mais surtout de tout le reste. C'était pour ça que je lui avais demandé de ne pas regarder. Je savais que je ne pourrais pas le supporter : sa façon de me considérer ensuite, son obstination à me dire que je ne suis pas comme je devrais être, à le penser. Je suis la seule à choisir ce que je devrais être. Je me définis moi-même et je continuerais de me définir et de me redéfinir. Quoi qu'il en pense. Je suis quand même heureuse qu'il ne soit pas allé jusqu'à me dire tout ce qu'il avait lu dans mes gènes. Je ne veux pas le savoir. Je m'en fiche. Si je le savais, je n'en tiendrais pas compte. J'essayerais de ne pas en tenir compte. Mais le pourrais-je vraiment ? Je crois que ça m'influencerait malgré moi. Je ne veux pas savoir. Ça m'embête déjà qu'il m'ait révélé certains éléments.

Humains néanmoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant