Immortalité (Liberté)

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A l'issue de mon voyage, je ne sais toujours pas exactement quoi penser de Chesna : sont-ils les vestiges de croyances dépassées ou l'image d'un progrès dangereux ? Curieusement, ils sont les deux à la fois. Et c'est peut-être ce qu'il y a de si toxique là bas. Peut-être que leurs progrès technologiques ne seraient pas si dangereux s'ils n'étaient pas alliés à leurs valeurs passéistes. Mais ils veulent tout à la fois, ils sont contradictoires, et c'est cette incohérence qu'ils ne remarquent pas qui rend leurs choix si dangereux. Ils disent vouloir choisir la nature humaine, et ce serait peut-être très bien, s'ils n'étaient pas prisonniers d'une image rétrograde de ce que doit être la nature humaine.

Ils se croient modernes parce qu'ils choisissent des gènes, mais ils en sont encore à professer le droit inaliénable à la reproduction et l'importance fondamentale d'être élevé par ses parents biologiques. Leur vision de la famille est un vestige des temps passés. Leur obsession pour la transmission crée un angle mort cachent une vérité élémentaire que nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer : c'est dans le chemin vers plus de liberté et de possibilités que se situe le progrès. Mais non, ils sont prisonniers de leur besoin d'une descendance, expression d'un désir d'immortalité contenu dans la nature humaine mais qui pourrait trouver d'autres formes d'expression. Désir d'immortalité qui a créé une norme. Et aujourd'hui ils auraient beau être immortels ils continueraient quand même de vouloir des enfants, simplement car on leur a inculqué, transmis de génération en génération, l'idée que c'est la recette du bonheur.

Ils ont une obsession malsaine pour la longévité. Après tout, nous aussi. Nos médecins travaillent aussi à augmenter l'espérance de vie : il est normal de vouloir vivre la vie au maximum, et plus de temps c'est la possibilité de réaliser plus de nos potentialités. Plus de temps, c'est plus de liberté. Mais il ne faudrait pas aller trop loin. Et s'interdire de toucher aux gènes, s'est s'empêcher d'aller trop loin. Nos médecins ne pourront pas nous rendre immortels. Mais leurs généticiens pourront probablement les rendre immortels un jour, trouvant le moyen de renouveler à l'infini leur matière physique ou de répliquer leurs souvenirs et leur conscience en même temps que leurs gènes. Théoriquement, ce serait possible. Assurément, ils en cherchent le moyen. Et si c'est impossible, tant mieux. Mais le seul fait qu'ils cherchent ce moyen est inadmissible.

Je ne suis pas contre l'immortalité. Pas dans l'absolu. Pas pour Chesna. Qu'ils soient immortels ne serait pas forcément un mal, s'ils étaient prêts en échange à renoncer à leur manie de se reproduire à tout va. Mais non, ils veulent le beurre et l'argent du beurre : vivre toujours plus longtemps et faire toujours plus d'enfants. Comme si la planète pouvait supporter la croissance exponentielle de ces êtres irresponsables ! Cette planète que nous partageons avec eux, subissant chaque jour les conséquences de leur irresponsabilité sur la pollution de l'air et des eaux. Et nous ne sommes pas en droit d'intervenir chez eux, de porter atteinte à leur liberté de choix.

Ils s'autodétruisent et c'est leur choix. Mais nous aussi pâtiront de leurs choix, et je n'ose pas imaginer ce qui arrivera quand, inévitablement, ils finiront par vouloir empiéter sur notre territoire faute d'espace dans le leur. Une guerre, inévitablement. La guerre : cette horreur dont nous n'avons pas entendu parler depuis des générations. Deux humanités vivant différemment mais sans conflits, parce que personne ne vient se mêler de ce qui se passe à côté. Ce qui a été une bonne solution pendant longtemps, mais ne le restera pas indéfiniment. La guerre : peut-être bonne solution à la surpopulation après tout. Mais provisoire de toute façon, quand la seule solution définitive peut être le changement des mentalités concernant la parentalité et la recherche d'une stabilité démographique. Ou bien l'immortalité et l'éradication de la parentalité s'ils préfèrent : après tout ils ne se soucient pas de l'évolution donc ce serait probablement une bonne solution à leurs yeux.

A Dievex, s'il est évident que l'immortalité est une mauvaise idée, c'est justement car nous considérons le renouvellement génétique comme le support du progrès. Nous voulons laisser la possibilité au hasard de permettre l'émergence de caractéristiques nouvelles. Et nous voulons laisser à chaque génération la possibilité de remettre en question la précédente. Nous savons très bien que, même si nous vivons mille ans, nous ne ferons jamais changer autant l'humanité que les dix générations qui se seraient succédées pendant ce même temps. A un moment, nos opinions seraient trop figées. Nous nous remettons en question sans cesse, mais ce ne sera jamais suffisant. Jamais aussi efficace que la succession des générations, que l'apparition de nouveaux êtres exempts de nos souvenirs et à même de se forger leur propre histoire et d'être forgé par elle. Des gènes différents et une histoire différente : voilà ce qui permettra le progrès de l'humanité. Alors non, ce progrès n'est clairement pas dans l'immortalité.

Humains néanmoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant