Chapitre 16 : Kakos

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Je m'accrochai au bois humide de ce radeau comme à ma propre vie. Avec acharnement et persévérance. L'épuisement et la ténacité s'engageaient dans un combat interminable au fin fond de mon esprit, la bataille faisant rage et détruisant le peu de forces qu'il me restait.

Seule ma tête ressortait de l'eau, ma joue écrasée contre le bois et l'une de mes mains tenait fermement June à côté de moi qui nous avait rejoint quelques minutes après notre arrivée. Et je remerciai Roan d'avoir fait demi-tour sur le navire en chute libre afin d'aller la rechercher.

Mais je le soupçonnais aussi de l'avoir sauvé pour que je lui sois redevable. Et même si à cet instant je m'en moquais, je savais aussi que j'allais m'en mordre les doigts quand je devrais lui rendre la pareille. Et il s'en réjouirait certainement.

Mais que valait une vie à côté d'un service ? Quel était le coût d'une vie ? Cela n'avait aucun prix.

Je toussai, évacuant l'eau de ma gorge où le sel s'accumulait et tentais de me relever légèrement mais les muscles endoloris de mes bras ne le supportèrent pas et je m'affaissais davantage dans cet océan capricieux comme aimantée par les sombres profondeurs de la mer.

La servante grelotta à mes côtés, les doigts bleuâtres et les lèvres asséchées entrouvertes afin de mieux respirer, alors malgré les réticences de mon corps, je lui fournis de nouveau de mon énergie interne pour la réchauffer. Elle voulut retirer sa main de la mienne, ce que je m'y refusais et je l'agrippai encore plus fermement, la sentant dépérir à mes côtés. Le froid, la fatigue puisaient dans ses dernières ressources et elle refusait que je m'épuise pour elle.

Cependant, lorsque le radeau chavira, nous emmenant encore sous cette eau torrentielle, moi-même je n'avais plus la force de me battre pour remonter à la surface. Je faiblissais à vue d'œil, les vagues m'emportant dans les fosses océaniques tel un gouffre infiniment envoûtant. Meurtrier.

Mais si j'abandonnai, que deviendrait June ? Enrick ? Et le peuple qui m'attendait désespérément ? Ils n'auraient aucune chance.

Le désespoir, cette détresse de l'âme qui nous pousse dans nos retranchements. C'était une perte, un abattement sans remède que je ne voulais pas offrir aux cœurs qui battaient encore plein d'espoir.

Alors dans un dernier effort, je me hissais sur le bord du radeau, reprenant une inspiration chaotique et rattrapais le bras de June afin de la soulever sur le radeau.

« - Monte ! lui ordonnai-je autoritairement devant sa démoralisation. »

Elle voulut protester, dépitée, mais je ne lui laissais par le temps, l'obligeant à grimper dans l'embarquement et quand elle fut allongée, je croisai le regard d'Azgar en face de moi. Mes pupilles me piquèrent sous l'épuisement et le sel mais l'intensité de ses prunelles me submergea. Comme une énième vague qui me renversait. Je tombai à la renverse, dans un trou noir qui m'engloutit.

Acharnement,

Fatigue.

Son regard me transperçait, se mélangeait au mien à tel point que je me demandai si ce n'était pas le reflet de mes propres sentiments. Comme un double miroir. Nous étions à découverts, laissant libre cours à nos doutes et j'essayais, pour la première fois, de chercher en cet homme énigmatique son âme de guerrier.

Cette volonté infaillible qu'il maîtrisait à la perfection. Ce courage indestructible. Cette persévérance et cette hargne immortelle afin de me rassurer sur les longues heures qui allaient suivre sur ce radeau de fortune.

Et malgré son épuisement, il n'était pas désespéré. Sa fougue de survie était toujours aussi présente, comme au premier jour, et sa noirceur aussi. Son regard tenace m'était adressée avec indifférence.

Empires II : ConquêteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant