Chapitre 44 : Tumulte interne

874 127 98
                                    

Trois mois plus tard.

Je n'avais presque aucun souvenir de l'après-guerre. De la journée qui avait suivi notre victoire. De ce moment interminable. Je me remémorais seulement être restée des heures et des heures sur le sol ensanglanté et boueux de la bataille parmi les soldats morts et agonisants, le corps sans vie. Les yeux bouffis. Les muscles amorphes. Le cœur brisé.

J'avais été complètement déconnectée de la vraie vie, tentant d'atténuer ma douleur physique et mes souffrances mentales. Mais rien n'avait changé. Pas même le Roi qui avait essayé de m'extirper du champ de bataille. Encore moins les cris et l'odeur épouvantable qui m'avaient entourée. Non absolument rien.

J'étais restée des heures sans bouger, le Phoenix sur mes genoux, à dépérir lentement mais sûrement, le cœur en miettes. J'étais dévastée. Et je l'étais encore aujourd'hui, des semaines après.

J'avais perdu une raison de vivre. J'avais perdu l'homme que j'aimais éperdument. Avec passion et dérision. Avec discrétion et sacrifice. Et j'avais accusé le coup du deuil avec chagrin et perfidie. J'avais regardé le soleil se lever pour ne prier que d'une seule chose : qu'il se recouche sur les plaines enneigées.

Plus rien n'avait eu de sens. Je n'avais plus de but. Plus d'espoir. Je dépérissais en me remémorant ses beaux yeux vert olive. Son imposante barbe qui avait encadré les rides du temps. Ses paroles qui m'avaient plus d'une fois redonnée vie. Espoir. Bonheur.

Pour mieux se retrouver.

Ces quelques mots que nous prononcions m'emmenaient encore plus profondément au fond du gouffre. Dès que j'y pensais, mon cœur ratait un battement et je me retenais de peu de suffoquer, et parfois je n'y arrivais pas, des larmes solitaires ruinant mon visage cerné. C'était trop dur à encaisser. À supporter. Pourquoi lui ? Pourquoi ? Je ne cessais de me poser ces macabres questions en espérant le retrouver, comme il me le promettait à chaque fois.

Il m'avait menti. Jamais je ne le reverrai. Pourtant il me le promettait à chaque fois ... pour mieux se retrouver. Et j'étais en colère. Furieuse de l'espoir qui emplissait mon cœur à chaque fois qu'il avait prononcé ces quelques mots mensongers.

La perte d'Enrick m'avait enfermée dans un cercle vicieux suicidaire et solitaire. Je le cherchais sans cesse du regard, m'attendant à le voir réapparaître dans un coin, me souriant désireuse-ment. Mais je cherchais un fantôme. Et les jours avaient défilés, me laissant dans le chagrin et le désespoir le plus total.

Le savoir loin de moi avait été une chose. Le savoir mort pour toujours en était une autre. Et c'était atroce. Je lui avais promis deux jours seuls, loin de tous, et je ne pouvais même pas tenir ma promesse. Dès le départ, nous étions présagés à ne pas sceller nos sentiments.

De plus, la mort des milliers d'autres soldats m'avait enfoncée encore plus profondément dans la mélancolie. Nous avions gagné. Mais à quel prix ?

Je devais maintenant vivre avec les constats de mes choix. De mes sacrifices. De mes décisions. De mes actions. De mes inactions. Et à certains moments c'était intolérable. Insurmontable. Et si j'avais fait autrement ? Et si ...

Avec des si on refait le monde, m'avait déclaré Gane dans mes heures les plus sombres.

Après la bataille, le dieu Héméron avait tenté de reprendre le Phoenix, qui avait accompli sa mission contre le diable, afin de le ramener à mon père, le dieu Aistos. Mais ce dernier était resté, pour une raison qui en avait surpris plus d'un.

Nous étions liés. Nous ne faisions qu'un. Jusqu'à ce que la mort nous sépare. Et c'était ainsi que je voyais sa loyauté. Comme une redevance de mon dévouement envers cette créature. Et je lui en serais éternellement reconnaissante.

Empires II : ConquêteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant