Jour 74

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Je n'ai toujours pas tué Nazariy. Ce n'est pas faute d'avoir été tenté à de mainte et mainte reprise, mais je ne l'ai pas fait. Le simple fait qu'il soit encore en vie me fait même me demander si tout ça sert à quelque chose, si je suis vraiment capable d'utiliser un de mes Dō̂ron involontairement, surtout sans jamais avoir appris à m'en servir. Je ne vais pas me plaindre de ne toujours pas m'en être servi, c'est mon choix. Je devrais être fière de tenir le choc... Mais parfois, c'est dur, j'aurais envie de tout abandonner. À quoi bon vivre dans des conditions pareilles ? Je ne sortirais jamais de toute manière.

Dans ces moments particulièrement durs, j'essaye de m'accrocher à celle que je suis au fond de moi. Celle que j'étais avant d'arriver ici n'aurait jamais abandonné. Pour rien au monde. Surtout en sachant une mort assurée en cas d'abandon. Et je pense à tous mes compagnons de prisons... je ne peux pas les abandonner, surtout pas Bulle. Je ne peux pas tenter d'utiliser mes Dō̂ron en espérant retrouver une vie « normale » après tout ce que j'ai vu et vécu, après les avoir rencontrés, en sachant qu'ils sont condamnés à vie. Maintenant plus aucun retour en arrière n'est possible.

Et plus je passe de temps avec eux, moins je suis capable de les abandonner.

La lumière s'allume et une nouvelle journée commence. Je me redresse, encore perdue dans mes pensées, me demandant un instant si ce sera Bulle ou moi qui commencera aujourd'hui. Autour de moi, les autres se redressent également, sauf Bulle, comme toujours, qui est encore blottie sur son lit, toujours incapable d'affronter cette nouvelle journée. Et pas Minjun... réalisé-je soudain en découvrant qu'il ne s'est pas redressé non plus, étant allongé, inerte, endormi. Aaliyah l'a vu aussi, étant figée dans son mouvement. Joakím croise mon regard alors que je n'ai pas tout à fait réalisé. Il ne met qu'un instant à voir Minjun à son tour avant de lâcher un juron lourd d'émotion.

Cette fois, tout le monde à bien remarquer Minjun, même Bulle qui se lève et se précipite en pleure sur lui. C'est seulement en voyant les larmes de Bulle que je réagis vraiment : Minjun est mort. Comme ça, sans prévenir, dans la nuit. Seul et enfermé. Même si ça fait que quelque mois que je le connais, mon cœur se serre. Un gâchis. Rien qu'un gâchis. Des vies entières foutues en l'air par les Áídios, par les Epa, par les Akra. Emprisonné jusqu'à la mort pour s'être exprimé.

Le pire c'est sûrement de l'avoir entendu, de l'avoir écouté... Il regrettait son engagement auprès des Epa. Si c'était à refaire, il ne se serait pas impliqué dans la révolte, il n'aurait pas pris se risque de foutre sa vie en l'air et d'abandonner ses proches. Sans mes parents, il aurait continué de fermer les yeux et de vivre sa petite vie tranquille auprès de sa femme et de ses enfants. Il n'aurait pas été arraché d'un quotidien simple. Et aujourd'hui, il ne serait peut-être pas mort. Ou du moins pas mort dans la solitude au fond d'une prison inconnue. Il serait peut-être tout de même mort, mais au côté de sa femme, après avoir passer une journée paisible auprès de ses enfants et ses petits enfants.

Au même moment, Hortense entre pour venir chercher Bulle ou moi. Le quotidien nous rattrape même face à la mort. Malgré tout ce qu'Hortense cautionne en nous emmenant tous les jours face à Nazariy, quand je me tourne vers elle, je sens un instant d'hésitation en observant Bulle et le corps de Minjun.

— Il est mort ? demande-t-elle.

— Oui... répond Gwen d'une voix étouffée, s'empêchant de pleurer.

— Je vais chercher quelqu'un pour dégager le corps, déclare Hortense la voix tremblante, montrant pour la première fois qu'elle n'est pas insensible.

Joakím hoche la tête, approuvant comme s'il connaissait la procédure. Le voir me fait comprendre qu'il connaît la procédure. Ils connaissent tous la procédure. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas réagi plus tôt, sûrement une forme de dénis, mais ils ont déjà eu des morts, ils savent comment ça se passe. Il y a eu plus de sept personnes dans cette cellule et personne ne peut en sortir vivant. Nous assistons à un décompte macabre jusqu'à ce que chacun d'entre nous meurt. C'est notre destin à tous de mourir dans une cellule loin de tous ceux qui nous ont connus avant. Il y a eu des morts avant Minjun et il y aura des morts après. Minjun ne sera ni le premier ni le dernier. Cette prison est un mouroir, lent et inéluctable.

Hortense revient quelques minutes plus tard avec un homme immense que je n'avais jamais vu, ou alors auquel je n'avais jamais prêté attention les rares fois où j'ai dû voir la Phylakḗ au complet. À deux, ils arrachent une Bulle furieuse du corps de Minjun, incapable de le laisser partir et j'assiste à la scène impuissante, ne sachant même pas comment réconforter Bulle. Une fois Bulle inconsciente grâce au Dō̂ron d'Hortense et allongé dans son lit, les deux emportent Minjun loin de nous. Nous ne le verrons plus jamais, nous serons jamais qu'est-ce qu'ils ont fait de son corps. Nous sommes laissés à notre deuil, seuls.

elLe T3 : La Mélodie Du Tigre (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant