Jour 95

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J'ai perdu l'habitude d'avoir le dos qui tire au réveil suite à une séance de torture. Il m'a fallu seulement sept jours pour en perdre l'habitude. Et ça ne m'avait définitivement pas manquée. En plus, dans le second lieu, c'était un peu moins régulier vu que Nazariy « s'amusait » beaucoup avec la chaise électrique, j'avais au moins un jour sur deux un répit en termes de blessure. On verra bien ce qui m'attend aujourd'hui. Je ne préfère pas me projeter de toute manière. Et les hurlements de Bulle me suffisent déjà amplement à souffrir et imaginer le pire. Après une éternité, Hortense revient avec Bulle inconsciente dans ses bras... comme toujours.

Une fois qu'elle l'a allongé délicatement, elle m'appelle et je la suis dans le couloir. Nous passons devant plusieurs portes, dont une à gauche que j'aurais jugé être la porte de la salle de torture, mais qui est fermée. En plus, Hortense continue d'avancer, me perturbant. Où elle m'emmène ? Nous continuons d'avancer et je commence à me demander si je ne me suis pas trompée de porte. Ce serait possible. Mais non, je n'hallucine pas, nous allons trop loin, atteignant l'autre bout du couloir où elle s'arrête enfin.

Elle ouvre la porte tout au bout et je suis éblouie, incapable de distinguer l'extérieur le temps de quelques instants tant la lumière est forte. Un courant d'air chaud et humide m'entoure, me donnant l'impression de respirer pour la première fois depuis longtemps. Et soudain, je vois. Le soleil. L'herbe. Les arbres. La nature. Je l'entends, des oiseaux chantent mélodieusement, d'autres animaux crient, les branches sont secouées par le vent, de l'eau coule. La vie. J'en ai les larmes aux yeux.

Sans réfléchir, je suis Hortense à l'extérieur, ayant l'impression qu'un poids vient de s'enlever de mes épaules. Le soleil est juste en face de moi, transperçant les immenses arbres. J'ai l'impression de ne jamais avoir rien vu d'aussi beau et d'aussi grand. Du vert. Du vert partout. Des arbres gigantesques, des buissons, des fougères immenses, des lianes, des palmiers. Tout autour de nous, la nature s'anime, vit, chante, s'agite. J'ai l'impression de retrouver le son et la vue.

— Un mot et tu es libre, murmure Nazariy à mon oreille.

Je sors de ma trans. Évidemment qu'il est là. Il est toujours là. Avec ses promesses et ses belles paroles. Et pour la première fois depuis que j'ai été enfermée, ma liberté semble si proche. À portée de main. Impossible de savoir où nous sommes, mais je pourrais être libre. Libre. Et sa proposition de la veille ne m'a jamais semblé aussi réelle. Ce serait si simple. Si ce n'était pas lui et si ce n'était pas Pandora, je n'hésiterais même pas.

— J'ai réussi à convaincre les Áídios que te sortir pourrait être une bonne façon de t'inciter à utiliser ton Dō̂ron, j'espère que ça te plaît, explique-t-il à voix haute.

Comme ça, ça ressemble furieusement à une fausse excuse, cette idée pourrait être bonne si je n'avais pas prouvé auparavant que je me contrôlais. Il essaye de provoquer mes Dō̂ron depuis des semaines. Je n'ai jamais craqué. Même en étant électrocuté. Il n'y a aucune chance que je craque face à la nature, je me contrôle trop pour ça. Ça aurait pu être un bon plan quelques mois plus tôt, au tout début, peut-être que le plan aurait pu être crédible. Mais plus maintenant. Malgré tout, Nazariy a réussi à le faire croire aux Áídios, ce qui est tout bonnement impressionnant. Aucun doute, même si je ne lui fais pas confiance pour la suite, pour ce qui est de l'évasion, il y arriverait effectivement sans problème et il a sûrement déjà tout prévu.

Peut-être qu'un jour, j'aurais une autre opportunité. Mais pas aujourd'hui, je serais bien incapable d'accepter sa proposition, pas de lui et pas comme ça. Et je n'essaye pas non plus de partir seule dès maintenant, je sais que je n'irais pas loin, Hortense est toujours là, avec nous, me surveillant, elle m'empêchera de partir. Et puis de toute manière, pour aller où, même sans savoir où je suis exactement, je sais que je n'arriverais pas à retrouver la civilisation seule, encore moins à survivre dans une forêt comme ça ? La prison est totalement entourée par cette forêt épaisse, il n'y a aucune trace d'un autre bâtiment à par celui en pierre dans lequel je suis enfermer. Et la nature qui m'entoure me fait un peu penser à celle du Congo : une forêt tropicale. Je suis à peu près sûre qu'elle ne ressemble pas tout à fait à celle du Congo, mais quoi qu'il en soit, il n'y en a pas des millions sur terre, il y a la forêt du Congo, celle de l'Inde, celle au niveau de l'Indonésie et de la Papouasie Nouvelle-Guinée, et la forêt Amazonienne. Quelle que soit celle où je suis perdue actuellement, je n'ai aucune chance de survie seule quand bien même j'arrive à fuir. Sans parler du fait que si j'arrive à fuir et regagner la civilisation, je n'ai aucune certitude de ne pas être retrouvée un jour. Et puis comment être capable de revenir à la civilisation après tout ce que j'ai vécu ici ?

Comme ça, à regarder la nature qui s'offre à moi, la liberté fait rêver, mais au fond, c'est du poison, rien d'autre que du poison. C'est me rappeler tout ce que je ne peux pas faire et tout ce que j'ai perdu. Et je sais bien que c'est exactement le but de Nazariy : me faire craquer. Mentalement, physiquement ou psychologiquement, peu importe, le tout c'est que je craque, que je casse, que je cède. Et je sens que ce n'est pas ce que veulent les Áídios, Nazariy agit également de sa propre initiative pour servir ses propres intérêts, quels qu'ils soient vraiment.

C'est pour ça qu'il m'a fait sortir. C'est pour ça qu'il me laisse voir la nature, l'entendre, la respirer. C'est pour ça que cette « sortie » dure et qu'il me parle tout du long comme si je ne m'étais pas déjà posé certaines questions seule.

Et même si je m'attendais à ce que cette sortie ne dure pas longtemps, c'est tout de même difficile mentalement de suivre à nouveau Hortense à l'intérieur lorsque le moment vient. Quitter le calme et cette bulle de sérénité inespéré. À mon retour en cellule, mes compagnons de cellules ne peuvent pas s'empêcher de poser la question fatidique : que s'était-il passé ? C'est Joakím qui la pose, mais je sens qu'ils se sont tous interrogés en entendant que je n'étais pas vraiment torturée pour une fois. Je leur avoue donc la sortie et ils sont tous fascinés quand je leur décris l'extérieur, c'est la première fois que quelqu'un sort, c'est la première fois que quelqu'un voit dans quel type de lieu nous nous trouvons.

elLe T3 : La Mélodie Du Tigre (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant