Chapitre 59 (Florian)

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- Florian ? Je ne m'attendais pas à te revoir !

     À vrai dire moi non plus, jusqu'à ce matin je ne pensais pas venir à la galerie. J'y ai pensé toute la semaine, depuis qu'on s'est vus au café en fait mais je n'ai pas franchi le seuil : par pure peur de ce que je pouvais ressentir pour la jeune femme qui se tient devant moi en souriant. Une photographie roulée à la main, un tube en PVC dans l'autre elle me regarde et m'invite à rentrer dans la pièce qui commence à se vider de ses photographies magnifiques et éphémères, Elena est vêtue d'un jogging qui arrive à mettre en valeur ses longues jambes et un col roulé noir, épouse sa taille svelte, une paire de baskets aux pieds et un chignon sur le sommet de son crâne : Elena reste magnifique et je sens mon cœur se pincer violemment. Je me masse le front et bégaye quelque chose d'intelligible, c'est fou à quel point cette femme me fait perdre tous mes moyens. 

- Euh oui, en fait je n'ai pas eu le temps de venir avant, j'ai été très pris par le studio. 

- Pas grave, pas de souci, je comprends. 

     Elle m'adresse un sourire rassurant et reprend son travail là où elle s'était arrêtée pour m'accueillir, elle ouvre le couvercle du tube avec ses dents et essaye de glisser la photographie à l'intérieur, seulement celle-ci se déplie et tombe sur le sol. 

- Merde ! jure-t-elle 

- Oh attend, laisse-moi t'aider, dis-je en m'accroupissant pour ramasser la photo. 

     Je la roule à nouveau en veillant à ne pas la plier et la range dans le tube qu'Elena me tend. 

- Merci, dit-elle 

- De rien, tu veux que je te donne un coup de main ? 

     Elle regarde autour d'elle en fredonnant l'air de réfléchir. Puis se tourne vers moi en secouant la tête. 

- Non t'inquiète pas, installe-toi, j'en ai pour pas longtemps. 

- Je vais pas te regarder faire alors qu'à deux ça irait plus vite, laisse-moi t'aider et après on va boire un truc. Marché conclu ? proposé-je soudainement

      Elle hoche la tête et me fait signe de la suivre vers le fond de la pièce où plusieurs tubes en PVC jonchent le sol, ses œuvres sont empilées et étalées sur un buffet. 

- Bien, je roule les photographies et tu les mets dans les tubes, il y a des cartons à côté de toi, tu les ranges là-dedans, explique-t-elle en saisissant la première photo. 

    Je hoche la tête et ainsi commence notre travail parsemé de discussions, de questions sur sa vie et sur la mienne. Je suis presque soulagée d'apprendre qu'elle n'a personne dans sa vie en ce moment même si je sais que je ne devrais pas l'être, mais c'est plus fort que moi, je n'arrive pas à contenir tout ce que je ressens. Au bout d'une heure, tout est enfin chargé dans la voiture qu'elle a louée pour son séjour à New York. Lentement, sa main se glisse dans la mienne comme si c'était la chose la plus simple au monde, nous ne parlons pas mais je sens que nos corps bouillonnent de s'avouer des choses que l'on voudrait dire sur l'instant mais que l'on regretterait par la suite. Elle le sait, je le sais, alors on se tait et elle m'entraîne dans un petit café qu'elle côtoie presque chaque jour en face de la galerie, nous nous asseyons dans un coin reclus et un serveur vient prendre nos commandes au bout de cinq minutes d'échanges visuels intenses entre Elena et moi. J'observe un peu le café autour de moi et apprécie son ambiance douce et apaisante, bien loin des cafés branchés et bruyants, les meubles sont vintages et la banquette sur laquelle est assise Elena et en vieux cuir noir, le carrelage est fait dalles noires et blanches qui luisent sous l'éclairage des spots en métal, accrochés aux poutres du plafond. Les murs sont habillés d'un papier peint classique mais décorés de diverses photographies en noires et blanc, des morceaux d'articles encadrés où des dessins, les chaises et les tables sont dépareillées : en bois, jaunes, vieilles, polies, rembourrées ou non. Il n'y a pas de symétrie et pourtant ce mélange de différents matériaux, couleurs ou époques se marient parfaitement bien pour donner un endroit unique.

- J'adore ce café, lâche-t-elle, il y règne une ambiance, je sais pas... 

- Apaisante, complété-je 

     Elle sourit et acquiesce. Soudain le serveur revient et nous sers deux énormes assiettes qui me mettent l'eau à la bouche : du bacon et des œufs brouillés, des toasts, de la salade avec des tomates et du maïs et des pancakes. Je sens mon ventre gargouiller et je jette un regard à Elena qui observe son assiette avec la même avidité, nous sourions et chacun se saisit de ses couverts pour commencer à déguster. Cela est si bon que nous peinons à échanger quelques mots, je savoure mes bouchées les unes après les autres et me dis qu'il faudrait que j'emmène Oli ici : c'est une tuerie ! Une fois rassasié, je pose mes couverts et respire longuement, l'estomac plein. 

- C'était... commencé-je 

- Délicieux ! dit-elle 

     Elle rit et je souris, heureux de voir son visage si pétillant, j'avais oublié à quel point sa compagnie pouvait m'éloigner de mes problèmes, elle est cette lumière que je pensais avoir oubliée dans le noir. J'observe ses fossettes qui apparaissent quand elle rit, ses cils noirs qui bordent ses yeux noisette, elle remarque mon soudain blocage sur son visage et fronce légèrement les sourcils, ses joues rougissent mais elle ne détourne pas le regard, s'accoudant même à la table pour plonger ses yeux dans les miens. Son regard est brûlant mais pourtant si apaisant, il lie mon âme tout entière et je le laisse faire, offrant mes secrets à ses yeux que je ne veux plus quitter, nos corps trahissent un manque bien au-delà de se parler, sentir son parfum d'un peu plus près, entrer en contact avec sa peau : j'en crève. Il me faut toute la retenue du monde pour ne pas me jeter sur ses lèvres là maintenant, les dévorer avec avidité. Si moi je suis le feu, elle est la glace : immobile et paralysante, elle joue avec mon regard comme un serpent qui endort sa proie. 

- On devrait... on devrait y aller, souffle-t-elle 

- Tu as raison, réponds-je presque haletant. 

     Elle se lève et je fais de même pour me rendre au comptoir, nous partageons la note et sortons du café, nos épaules se touchant presque, nos doigts non loin de s'entrelacer. C'est d'ailleurs ce qui arriva et nous nous lâchons plus, sans rien dire, sans esquisser le moindre geste ou regard, c'est à mon tour de l'entraîner dans les rues de New York, parmi ses habitants. De l'extérieur nous pourrions ressembler à un couple : ainsi à se tenir la main en souriant, mais nous ne sommes rien de tout et elle le sait autant que moi. Bien vite notre trajet se termine devant mon hôtel et c'est à présent d'un pas gêné mais pressé que nous montons les escaliers menant  à ma chambre. Devant, elle s'arrête et plonge son regard dans le mien, en quête de réponses que je ne peux pas lui donner, je ne comprends pas ce qui se passe à vrai dire, je suis en train de trahir la promesse que je me suis faite la dernière fois que nous nous sommes quittés au café : ne pas l'approcher de trop près ou je sais que j'en payerai le prix, mais le risque à prendre est bien trop beau et intense pour que je me soucie des conséquences maintenant. Elena me regarde ouvrir la porte et remonte son visage vers le mien, comme si elle attendait que ce soit moi qui fasse le premier pas, j'en meure d'envie mais c'est moi qui l'ai quitté, je n'ai pas à faire ça, je dois assumer mes actes mais si à présent c'est elle qui veut s'approcher, qu'elle le fasse. Et c'est ce qui se produit, ses lèvres se posent délicatement aux commissures des miennes et réveillent en moi une flamme que je pensais éteinte à jamais, elle se transforme bien vite en brasier tandis que je ramène ses lèvres sur les miennes en saisissant son menton, de l'autre main je saisis la poignée et l'entraîne à l'intérieur.

     S'ensuit une bataille charnelle, où nos lèvres se cherchent, ravivent les souvenirs et la nostalgie de notre relation, son corps se rapproche du mien, elle retire ma casquette et l'envoie valser dans la pièce, passant ses mains dans mes cheveux, je pose une main sur sa taille pour la presser contre moi et l'autre caresse sa joue. Les yeux fermés, je goûte à nouveau avec ferveur la texture de ses lèvres et sa peau, son parfum qui enivre mes narines : elle ne l'a pas changé, c'est le même qu'il y a trois ans. Bien vite, mes mains trouvent le chemin du bas de son col roulé et mes doigts pressent ses hanches qui frissonnent à mon contact, Elena s'accroche à mon tee-shirt et éloigne soudain ses lèvres des miennes pour me regarder, une lueur d'inquiétude emplissant ses prunelles. 

- Qu'est-ce qu'on est en train de faire Florian ? 

- Je n'en ai aucune idée, murmuré-je 

      Ses lèvres retrouvent bien vite les miennes et mes mains repartent à la conquête de son corps tandis que nous tombons tous les deux dans une bulle intemporelle.  

Un dernier départOù les histoires vivent. Découvrez maintenant