Chapitre 54 (Samia)

183 13 6
                                    

- Qu'est-ce que vous ressentez à cet instant ? 

     Je déglutis péniblement et tord mes mains devenues complètement moites au fur à mesure de la séance. Cela fait vingt minutes que je retiens mes larmes sous des couches et des couches de phrases courtes, tranchantes, sans aucune émotion, pourtant sous ma peau un torrent de sentiments s'abat sans relâche sur les parois de mon âme et ne demande qu'une seule chose : sortir, pour tout détruire. Je hausse les épaules et ne réponds pas, j'ai promis à Cassandra d'essayer mais le bloc-note de la psychologue sur lequel est écrit à chacune de mes réponses me donne envie de le lui arracher des mains ; on ne peut pas décrire tout ce que je ressens sur un simple morceau de papier, avec seulement des mots. 

- Vous pensez que personne ne peut comprendre, vous avez envie de fuir et c'est tout à fait normal... dit-elle 

      Je sens mes mains se mettre à trembler, instinctivement je les plante dans mes paumes pour contenir la pression qui parcoure mes veines. Je ferme les yeux un instant et imagine le visage de Cassandra, ses traits fins et ses cheveux auburn indomptables, je me dit que c'est pour elle que je fais ça ; pour arrête de l'entendre pleurer la nuit quand elle me pense endormie, pour que les cernes sous ses yeux gris disparaissent, remplacées par son sourire qui me manque. Je pense à elle pour éviter de m'en prendre à la femme qui se tient devant moi, qui me regarde comme si elle me connaissait parfaitement, comme si elle savait lire en moi. 

- Vous êtes en colère, contre tout le monde mais surtout contre vous-même. Pourquoi je ne me suis pas assez défendue ? Pourquoi je n'ai pas fais plus attention ? Ce sont des paroles qui tournent inlassablement dans votre tête mais vous ne devez pas les écouter. C'est vous la victime, ce n'est pas de votre faute.  

- Stop, lâchais-je dans une rire nerveux, arrêtez de parler comme si.... 

- J'ai été violée par mon ex-mari. Je connais votre souffrance. 

      Je tombe des nues et ouvre la bouche, abasourdie. Elle l'a prononcé simplement, comme si cela était naturel, elle parvient même à me sourire et je pense que c'est ce geste qui me fait craquer, qui fait tomber une à une les barrières que j'avais ériger. Je me mets à sangloter, les larmes dévalent mes joues avec une violence qui en vient à me brûler la peau, je plaque ma main sur ma bouche pour étouffer mes plaintes et tenter de me calmer mais cela ne fonctionne pas. La surprise est trop grande, sa phrase trop coupante. "Comment arrive-t-elle à me sourire ? Comment peut-elle être encore debout quand moi je m'effondre ?" 

- Ne vous retenez pas, baissez les armes, arrêtez de vous persuader que tout va bien, continuez à mentir et vous n'en souffrirez qu'encore plus. 

     Je suis emportée par les sentiments qui m'assaillissent, je ne bouge plus et ne fais que pleurer, les larmes tombent inlassablement sur mon tee-shirt et dévalent mes joues. Ce sont les vannes qui se brisent sous l'assaut de désespoir qui m'arrache à la réalité qui m'entoure. Je suis dans une spirale infernale, la bulle de douleur que je renfermais dans ma poitrine a éclaté, pour ne laisser place qu'au vide. C'est ce qui reste de mon corps une fois mes larmes taries : seulement du vide. 

- Comment... comment pouvez-vous être là ? Assise en face de moi à sourire, comment on s'en sort ? murmuré-je

     La femme pose son bloc-note et se penche vers moi, ce n'est plus une conversation de patient à psychologue : c'est de femme à femme que nous parlons à présent, de victime à victime. Elle soupire et m'adresse un regard compatissant. 

- Avec du temps, grâce aux personnes qui nous entourent on s'en sort. Il ne faut surtout pas se laisser dompter par la douleur, la laisser prendre les rênes, si vous faites ça, vous n'y arriverez pas. Il faut accepter qu'en sortant de cette situation vous ne serez plus jamais la même femme, on ne peut pas oublier : seulement apprendre à vivre avec, à savoir qu'on s'en est sorti. 

- Mais si c'est trop dur ? Si les émotions sont beaucoup trop fortes ? 

- Il faut laisser sortir ses émotions, ne pas les refouler. Laissez-vous aider, accepter que vous n'êtes pas invincible. Dites-moi ce que vous ressentez à cet instant.... 

     Elle se replace sur son siège et je soupire, résignée. Mes pleurs m'ont bien trop fatiguée pour que je puisse encore lutter, ma bouche se met à parler seule, je ne contrôle plus le flot de paroles qui sortent : décousues, parsemées de sanglots ou d'arrêts, tant les souvenirs sont violents. 

- Je suis... en colère, une colère noire que j'arrive pas à canaliser, je suis en colère contre tout et envers tout : contre moi, contre... lui et contre le monde. Je me demande tous les matins en m'éveillant pourquoi ça m'est arrivé, pourquoi j'ai pas réussi à courir plus vite alors que j'étais à cent putain de mètres de chez moi. Je suis rongée par les regrets et par la douleur, la douleur d'être faible, de ne pas arriver à tenir le coup pour mes proches et ma copine. Je suis épuisée de me battre à ouvrir les yeux, à manger, à sourire tant bien que mal pour prouver que tout va bien alors que rien ne va. Je suis complètement détruite de l'intérieur et je n'ose même plus poser les yeux sur mon corps par peur de voir ses mains dessus, j'ai... pris un nombre incalculable de douches, j'ai frotté, frotté, frotté mais rien n'y fait, je le sens partout, sur toute ma peau. C'est comme un tatouage permanent et j'arrive pas à me pardonner d'avoir laissé arriver une telle chose. 

     Je termine à bout de souffle ma tirade et je sens que je me dégonfle comme un ballon, mes épaules s'affaissent et mon cœur ralentit, enfin libéré de ce poids qui lui pesait. S'en suit un silence qui ne me gêne absolument pas, je n'ai envie que d'une chose c'est de dormir, de fermer les yeux et de plonger dans les eaux du sommeil et prier pour qu'elles ne soient pas remplies de cauchemars comme il en est devenu une habitude. La psychologue pose son carnet et le referme, signe que la séance est finie, elle se penche et me murmure : 

- Vous n'êtes en aucun cas fautive de ce viol, on ne l'est jamais. 

     Je hoche la tête, vidée de mon énergie et me lève, murmurant un vague merci avant de sortir par la porte qu'elle m'ouvre en m'indiquant la date de la prochaine séance. Je retrouve ma voiture et m'engouffre sur le siège passager, aux côtés de ma copine qui pose son livre sur la banquette arrière et me lance un regard. 

- Alors ? tente-t-elle 

- Cass' je suis exténuée et je ne désire pas en parler. On peut juste rentrer s'il te plais ? 

     Elle hoche la tête et pose un instant sa main sur ma cuisse avant de mettre le moteur en route. J'appuis ma tête contre la vitre et ferme les yeux, complètement vidée par cette séance.  

Un dernier départOù les histoires vivent. Découvrez maintenant