Chapitre 60 (Samia)

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    J'en suis à ma troisième séance chez la psychologue en une semaine et je me sens un peu plus vidée à chaque visite, comme si elle aspirait toute mon énergie pour ne laisse qu'un trou béant dans ma poitrine : retirer toute la noirceur d'une journée pour qu'elle finisse par revenir inlassablement. Comme une égratignure dont on enlève la croûte et qui ne peut pas cicatriser, elle finit toujours par saigner à nouveau pour former une nouvelle croûte que mes ongles enlèveront coûte que coûte. C'est plus fort que moi, les séances sont des moments plus douloureux que libérateurs, il faut me souvenir, mettre des mots sur ce que je ressens : ma colère, mon dégoût et ma peur, je dois parler et parler pour que finalement rien ne change : je me sens aussi perdue qu'au premier jour. Alors aujourd'hui, je finis par craquer et me lève, renversant sur la moquette le verre d'eau que la femme m'avait tendu. 

- Stop, arrêtez, cela ne sert à rien  ! J'arrête tout. 

     Elle me regarde d'abord avec un regard surpris vite remplacé par un visage de marbre et professionnel. J'essaye de contrôler mes mains qui se mettent à trembler et ma tête à tourner violemment, j'ai l'impression qu'on me comprime la poitrine, que des mains serrent ma gorge à la manière de mon agresseur quand il m'a plaqué contre le mur, je sens mon cœur s'emballer et un filet de sueur recouvre mon dos et mon front : la crise d'angoisse n'est pas loin. Je commence à suffoquer et ne parviens qu'à me laisser glisser contre le mur, une main sur la poitrine, la psychologue réagit et vient s'accroupir près de moi en me murmurant des paroles que je peine à comprendre. 

- Ne lâchez pas prise Samia, je sais que c'est très dur, que vous pensez que vos efforts sont vains mais ils ne le sont pas, il y a encore quelques jours vous étiez incapable de parler de cet événement, vous progressez. Allons, calmez-vous, tenez. 

     Elle me tend le verre que j'ai laissé tomber après l'avoir rempli et je le bois d'une traite. Elle le pose sur un guéridon et pose ses mains fraîches sur les miennes, je ne me dégage pas et relève la tête face à ses lunettes rectangulaires et son visage marqué par des rides qui apparaissent aux coins de ses yeux. 

- Vous progressez, répète-t-elle, le chemin vous semble peut-être encore long mais vous avancez pas à pas, ne vous découragez pas, vous y arriverez. Maintenant vous allez me faire le plaisir de rentrer chez vous et de demander un arrêt de travail car vous ne pouvez pas continuer à travailler dans cet état, il vous faut vous reposer et vous retrouver. 

    Je hoche la tête même si je suis peu convaincue que me faire arrêter le travail soit la meilleure chose, le café c'est le seul endroit où j'arrive à oublier mes problèmes le temps d'une journée, là-bas je ne suis pas Samia la brisée, je suis celle qui est serveuse et qui souriait lorsque sa meilleure amie renversait du café. "Il faudrait peut-être d'ailleurs que je l'appelle, entendre sa voix me ferait du bien." La femme m'aide à me relever et me tend mon sac et ma veste, je la remercie faiblement et m'excuse pour ma réaction, j'arpente le couloir du cabinet dont les murs couleur lilas me donnent la nausée, l'air sent l'encens et me file un mal de tête. 

     Je rejoins rapidement la voiture et démarre pour rentrer chez moi, Cassandra travaille aujourd'hui au café, elle ne peut pas rester indéfiniment avec moi pour me veiller, il faut que l'on puisse subvenir à nos besoins, car Cas' a définitivement emménagé chez moi : d'une part parce qu'elle passe déjà le plus clair de son temps dans mon appart' mais aussi parce que dormir seule m'est devenu impossible, les cauchemars sont trop réels. Arrivée chez moi, je me délaisse de mon jean et de mon pull pour mettre quelque chose de plus confortable et m'installe dans mon canapé, téléphone en main. Nous sommes lundi, je ne sais pas si Louise est en cours à cette heure-ci mais j'essaye tout de même et tombe malheureusement sur sa messagerie. Je soupire et laisse tomber mon téléphone à côté de moi, l'envie de me terrer sous ma couette me titille mais je décide de chasser cette idée : il faut je progresse. Alors je décide de me lever, de connecter mon téléphone à l'enceinte posée sur le buffet du salon et lance ma playlist en musique de fond, je me rends dans la cuisine et attache mes cheveux en une-queue-de-cheval, relève mes manches et me saisit du livre de cuisine "sacré" transmis de mère en fille dans ma famille ; il est sale et corné, de la pâte et différentes tâches le maculent mais il renferme des centaines de recettes écrites à la main ou découpées dans des magazines. Je choisis de préparer des cookies pour le goûter en espérant ne pas les rater, je sors les ingrédients dont j'ai besoin, me lavent les mains et relève mes manches, je sors une balance, un verre doseur et un bol, j'observe tout ce petit monde et me murmure à moi-même : 

- Bon bah, c'est parti... 

     Je commence à mélanger ce qu'il faut et dans les quelques minutes qui suivent, je sens mes muscles se détendre complètement et je souris même un peu tout en m'activant, je fredonne quelques musiques et pendant un court instant : j'ai l'impression de redevenir celle que j'étais, cuisinant gaiement. Je finalise ma pâte et incorpore les pépites de chocolat avant de former des boules qui deviendront mes cookies, une fois le four chaud, j'y rentre la plaque et referme, le temps de la cuisson, je range un peu le désordre et change de musique. Dix minutes plus tard, mes cookies sont cuits et je les sors à l'aide d'un chiffon, je souris heureuse de leur forme et leur couleur dorée, l'odeur emplit mes narines et me donne faim : une chose nouvelle depuis plusieurs semaines maintenant. 

     J'ai l'impression d'avoir trouvé une clef qui me permet de m'évader du noir qui me garde au piège, cuisiner me détend et m'apaise, me rappelle que je peux encore faire des choses, que mon bonheur ne s'est pas totalement envolé. Ce sentiment est si puissant que je laisse refroidir les cookies dans un coin de la cuisine et me lance dans la préparation du repas préféré de Cassandra : un hachis parmentier. J'ai envie de lui faire plaisir, après tout ce qu'elle fait pour moi c'est la moindre des choses et puis c'est bien la première fois que cuisiner me plaît, moi qui n'ai jamais été réellement une grande cuisinière, cela m'enchante d'apprendre et me permet de passer le temps : éviter de broyer du noir. La psychologue serait sans doute fière de moi  à cet instant, remplie d'espoir et de joie qui pourraient bien être éphémères, je peux à tout moment replonger dans les méandres obscurs de mon esprit mais je n'ai pas envie, pas pour l'instant. Et puis ce n'est pas pour elle que je le fais, mais pour moi et Cassandra : pour notre couple et notre avenir. Je choisis de me battre le temps d'une soirée et me lance dans la préparation du repas de ce soir. 

Un dernier départOù les histoires vivent. Découvrez maintenant