Chapitre 78 (Marc)

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     Je suis le plus comblé des hommes, j'ai du mal à réaliser tout ce qui s'est passé ces deux derniers mois, j'ai l'impression de planer, d'avoir rejoint un monde où la douleur n'existe pas. Iris se trémousse dans mes bras et baille, ses lèvres formant un "o", je la berce lentement dans le rocking-chair, luttant pour ne pas m'endormir là tout de suite, il est deux heures du matin et mon sommeil peut se compter en minute depuis deux mois mais le sommeil n'a plus aucun sens quand je tiens dans mes bras une merveille de ce monde. Mon père avait raison, on ne peut pas se préparer à être père, on ne prend conscience de ce rôle qu'au moment même où l'on dépose ce petit être fragile et nouveau contre sa poitrine, quand ça été le cas pour moi, j'ai pleuré comme un gamin, complètement heureux mais aussi effrayé. 

    Ce sera sûrement le plus beau mais aussi le plus dur rôle de ma vie, toutes mes angoisses ne seront plus concernées que par elle, j'ai peur à chaque instant qu'il ne lui arrive quelque chose, que j'agisse mal, Éva essaye de me rassurer, elle a retrouvé son caractère d'acier qui s'était attendri durant la grossesse et arrive à me remettre sur pieds quand mes instincts de père angoissé prennent le dessus. Il faut dire après qu'Éva est pareille, une réelle lionne avec notre fille, il faudrait vraiment qu'on se calme, on ne peut pas passer deux minutes sans vérifier que le bébé va bien, si elle ne manque de rien, mes parents ont proposé de la prendre un week-end pour qu'on puisse souffler mais nous avons immédiatement refusé voulant nous retrouver tous les trois encore un peu plus longtemps même s'il faudra bien à un moment que l'on retourne travailler tous: les deux, j'ai envie de profiter de notre petite bulle encore un moment, prendre conscience que nous sommes une famille où l'amour rend plus fort. Je fais confiance à Éva corps et âme et plus je regarde ma fille plus ce test de paternité me paraît absurde, je n'ai pas besoin de chiffres pour savoir que c'est ma famille et puis tout le monde s'accorde à dire qu'elle me ressemble ce qui quelque part me rassure et me gonfle de fierté. 

    Je crois que l'accouchement a été le moment le plus intense et stressant de ma vie ce n'est pas comparable à ce qu'a vécu Éva mais c'était terrifiant de ne pas pouvoir rassurer ma copine comme il se doit, de ne pas pouvoir prendre un peu de sa douleur même si mes doigts ont été broyés par sa poigne de fer tout le temps passé là-bas. Quand elle a perdu les eaux, c'est comme si mon cerveau s'était déconnecté pour passer en mode automatique, j'ai couru dans la chambre prendre le sac de maternité qu'Éva avait préparé quelques jours plus tôt et ai crié à mon meilleur ami de prendre sa voiture n'étant clairement pas en état de conduire, j'ai soutenu Éva qui commençait à haleter jusqu'à la banquette arrière où je l'ai serré contre moi en lui rappelant tant bien que mal les exercices qu'on avait appris dans un cours spécialisé. L'arrivée à l'hôpital, c'est comme si on avait tout accéléré, Éva a été vite prise en charge et mené dans une chambre où une infirmière du service de maternité nous a tout expliqué et essayé de nous rassurer, l'attente était longue et je trépignais sur place tandis qu'Éva retenait des gémissements de douleur avant qu'on ne lui fasse une péridurale. Je suis sorti de cette transe si étrange où plus rien ne m'atteignait lorsque je l'ai entendu crier pour la première fois, lorsque ses poumons ont respiré pour la première fois, j'étais obnubilé par ce petit corps rougi par le sang qui pleurait à chaudes larmes les yeux encore clos, je n'ai pas osé m'approcher, continuant de serrer la main d'Éva comme pour m'accrocher à un pan de réalité, me dire que je ne rêvais pas. Quand ils l'ont posés sur sa poitrine après l'avoir nettoyée et habillée, quand elle a ouvert les yeux pour la première fois, deux grands iris bleus qui ont provoqué en moi un déferlement de sentiments plus intenses les uns que les autres, j'avais l'impression d'avoir pris dix ans ou d'être redevenu aussi minuscule et petit que ma fille à cet instant. "Ma fille." cela était si bizarre à dire, à concevoir, ma raison de vivre a eu l'impression de changer pour s'attacher à ce petit être qui est devenu mon centre de gravité, ma réalité est devenue la sienne et mon cœur s'est agrandi pour accueillir cette enfant qui était déjà présente dans mon esprit. 

    Elle dépasse tout ce que j'ai pu imaginer, sa peau métisse plus claire que celle de sa mère est comme de la soie, parfaite et lisse, ses yeux sont bordés de grands cils noirs et des cheveux parsèment son crâne en petites boucles noires, ma fille est petite et légère, ses doigts agrippent tout ce qu'il y a autour d'eux et elle observe le monde avec ses yeux bleus grands ouverts. Quand je lui parle j'ai l'impression qu'elle m'écoute, comme hypnotisée par ma voix. 

   Alors à ce moment précis, à deux heures du matin dans ce rocking-chair, je suis le plus heureux des hommes. Iris a fini par se rendormir et je me lève donc lentement avant de la déposer dans son berceau rempli de peluches offertes par la famille, c'est d'un pas lourd que je me traîne jusqu'à notre chambre et m'allonge le plus discrètement possible dans le lit, après quelques instants, le corps d'Éva trouve le mien et son dos se cale contre mon torse, passant mon bras au-dessus de sa taille, ma main retrouve son ventre dégonflé et la sensation de ne plus sentir ma fille bouger me paraît tout d'un coup étrange. Je m'endors lentement, plongé dans un demi-sommeil, une partie de ma conscience toujours à l'affût du moindre pleur de ma fille. 

   Le lendemain, je me réveille et peine à ouvrir les yeux, mes paupières étaient lourdes de sommeil peu réparateur. Le lit est froid à côté de moi, Éva doit être déjà réveillée pour s'occuper d'Iris, je me redresse et me lève d'un pas peu stable, je traîne des pieds jusqu'à la chambre du bébé et suis surpris de voir qu'elle est vide, des sons provenant de salle de bain m'informent qu'il est l'heure du bain pour la princesse. En effet lorsque j'ouvre la porte, Éva est assise par terre et maintiens Iris dans sa petite baignoire en plastique posée dans la douche, celle-ci se trémousse dans l'eau chaude, le corps couvert de mousse, je ne bouge pas et observe Éva laver doucement notre fille en lui murmurant des histoires tandis que l'eau ruisselle sur son petit corps. Je décide de m'approcher et Iris capte mon regard, ses bras s'agitent éclaboussant le sol, elle semble tendre le doigt vers moi et Éva se tourne donc : 

- Ah regarde papa la marmotte est réveillé ! 

    Je ne réponds pas à la moquerie et dépose un baiser sur le front d'Éva avant de laisser mes doigts pendre dans l'eau et caresser lentement la petite main de ma fille qui semble vouloir sortir de la baignoire. Éva me la confie le temps de récupérer une serviette et je mets ma fille en position assise, lui retirant sa main pleine de mousse de la bouche, sa mère la sort de l'eau et l'emmitoufle dans une serviette et l'emporte dans sa chambre, je les suis toutes les deux et sors des affaires pour elle tandis qu'Éva sèche son petit corps en déposant des baisers sur son ventre, soudain je lâche le body que je tenais en entendant un petit cri aigu, non pas un cri : un rire. En effet Iris semble beaucoup apprécier les chatouilles de sa mère et a ri pour la première fois, dévoilant un sourire ravageur faisant apparaître des fossettes. 

- Vient-elle de rire ? m'exclamé-je 

   Eva lève les yeux au ciel et se penche vers notre fille en fronçant le nez : 

- Il n'y a aucun doute, ton père est fou de toi.

Un dernier départOù les histoires vivent. Découvrez maintenant