20. Un coupable

8.3K 870 106
                                    

Les jours suivants, mes collègues et moi-même continuons régulièrement à relever des disparitions d’aliments dans l’entrepôt. Parfois, il ne s’agit que d’une boîte ou deux. De temps en temps, une travée entière a été vidée. 

— Je ne vois pas comment cela pourrait être autre chose qu’un cambriolage, remarque un matin mon collègue François en me jetant un regard nerveux. 

J’avale péniblement ma salive. 

— Tu crois ? 

Au fond de moi, je sais bien qu’il a raison, même si je préfère ne pas y croire. L’idée d’imaginer des Anti-Civiques sur mon lieu de travail me rend malade. 

Je pousse le chariot un peu plus loin et nous entreprenons de le remplir. 

Nous faisons tous les deux un bond en l’air lorsque les portes de l’entrepôt s’ouvrent brusquement. Je me retourne. Et réprime difficilement un cri effrayé. Une troupe entière de Gardiens de la paix vient de faire irruption sur les lieux. Leurs visages sont fermés et certains d’entre eux portent leur arme à la main. 

L’ensemble des ouvriers se fige en plein mouvement et les quelques conversations qui subsistaient meurent instantanément. À côté de moi, François serre contre lui une boîte de haricots qu’il s’apprêtait à poser dans le chariot. 

Notre chef se précipite vers le Gardien en tête et échange avec lui quelques mots que je ne parviens pas à comprendre. Puis notre chef fait volte-face et pointe du doigt l’endroit où François et moi nous trouvons. 

— Que se passe-t-il ? me chuchote mon collègue. 

Bien en peine de lui répondre, je vois les Gardiens avanver vers nous deux d’un pas assuré. Le bruit de leurs bottes noires résonne dans tout le hangar. Même s’il n’y a aucune raison à cela, j’ai envie de fuir, de me cacher derrière un rayonnage. Ma tête se met à tourner de plus en plus vite, ma vision se trouble et je crains soudain de perdre connaissance. Je ne me rends compte que les Gardiens nous ont rejoint que lorsqu’une voix grave s’élève. 

— Citoyen François ? 

Mon collègue fait un pas en avant, tenant toujours sa boîte de conserve d’une main tremblante. 

— O...oui ? 

L’un des Gardiens pose une main sur son bras. 

— Citoyen, déclare-t-il, tu es en état d’arrestation pour vol et participation à des actions anti-civiques. 

François pousse un cri et lâche enfin les haricots. La boîte roule sur le sol et disparaît sous un rayonnage. 

— Je…, bredouille-t-il d’un ton mourant. Non… Je n’ai rien volé ! Je… J’ai perdu mon pass d’accès et… Je ne suis pas… je ne suis pas… 

Quelqu'un me pousse sur le côté tandis qu’une Gardienne menotte mon collègue. Toujours pétrifiés, nous observons tous les Gardiens de la Paix entraîner François. La tête basse, mon collègue tremble de tous ses membres et n’ose plus protester. Il franchit le seuil de l’entrepôt et disparaît. Pendant un instant, je revois dans ma tête le visage de mon camarade de classe qui avait été également arrêté lorsque j’étais enfant. Ses dernières paroles continuent à me hanter. 

"Pourquoi ? Je n’ai rien fait". 

Un sentiment d’horreur me prend et je lutte pour ne pas vomir. François ? Un Anti-Civique ? Il paraissait pourtant si gentil. Si normal. Dire que j’ai été à ses côtés tout ce temps ! 
Notre chef frappe dans ses mains. 

— Allons, retournez au travail. L’affaire est close. 

Lentement, douloureusement, nous sortons peu à peu de notre transe. Je me baisse pour récupérer la boîte de haricots et la balance dans le chariot le plus vite possible, comme si son contact risquait de me contaminer. 

J’aime mon travail et pourtant, ce jour-là, je suis incroyablement soulagé de rentrer me réfugier à la maison. Adrien me trouve tout tremblant, recroquevillé sur le canapé. Il se précipite vers moi. 

— Que se passe-t-il, Max ? Tu es pâle comme un linge. 
Je lève des yeux perdus vers lui. 

— Ils l’ont emmené, je murmure. François. Mon collègue. 

Le jeune homme penche la tête sur le côté. 

— Qui sont ces "ils" ? 

Je prends une grande inspiration pour essayer de me calmer. 

— Les… les Gardiens de la paix. Il y a eu des vols à l’entrepôt et François en est le responsable. Tu le connais. Nous l’avions rencontré lors de la fête de la Cohésion. Eh bien, il fait partie des Anti-Civiques. 

Adrien devient à son tour tout pâle. Pendant quelques secondes, il reste muet, sa bouche s’ouvrant et se refermant sans qu’aucun son n’en sorte. Puis il se précipite vers moi, me relève et me presse contre lui si fort qu’il m’empêche presque de respirer. Je m’agrippe au doux tissu de sa chemise. 

— Bon sang, Max, marmonne-t-il, le visage collé contre mon cou. Tu aurais pu être arrêté, toi aussi… 

Sa vigoureuse étreinte me fait du bien. Dans ses bras, je me sens pleinement en sécurité. Lentement, mon inquiétude s'estompe, comme aspirée par mon Conjoint. Je lui caresse doucement la hanche, surpris de le sentir frémir contre moi. 

— Mais non, je proteste d’une voix apaisée. Je ne risquais rien. Je suis innocent. 

Mon Conjoint relève le visage pour me regarder droit dans les yeux. Il secoue la tête comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. 

— Parce que tu t’imagines que ton collègue est vraiment le responsable des vols ? 

J’hoche la tête avec conviction. 

— C’est un Anti-Civique. Les Gardiens de la paix l’ont affirmé. 

— Et tu penses qu’ils ont toujours raison ? 

Je fais à nouveau oui de la tête. 

— Ils n’auraient pas prétendu une telle chose sans preuve. Ils s’appuient sur le Système, comme tu le sais. 

Adrien me lâche et recule d’un pas en fronçant les sourcils. 

— Ils avaient besoin d’un coupable, Max. Et ton ami avait le profil idéal. 

— Ce n’est pas mon ami, je marmonne. Je ne pourrais pas être ami avec un Anti-Civique. Quoi ? Pourquoi fais-tu cette tête-là ? 

— Pour rien. 

Il me tourne le dos et se dirige d’un pas lourd vers le fauteuil du chef de famille. Il s’y laisse lourdement tomber. La tête renversée en arrière, il m’observe, les yeux plissés. Puis il pousse un profond soupir et passe une main agacée dans ses cheveux. 

— Tu es incroyablement obstiné, Max. 

Je fais la moue en me posant à mon tout sur le canapé. 

— C’est toi qui est obstiné. 

Il lève les yeux au ciel avec un grognement. Pendant le moment il contemple le plafond, aussi immobile qu’une statue. Puis il baisse lentement ses yeux d’acier et les plante dans les miens. Son regard sur moi est devenu soucieux. Il se mord la lèvre, hésitant. 

— Je fais mon possible pour te protéger, Max, finit-il par déclarer. Mais j’ai toujours si peur à l’idée qu’il puisse t’arriver quelque chose !

J’ai un petit rire. 

— Il ne m’arrivera rien tant que je resterai sur le droit chemin, j’affirme avec certitude. Et je peux t’assurer que je n’ai nulle intention de m’en écarter. 

Adrien me fixe un moment avec tristesse. 

— Dans la vie, on ne choisit pas toujours son camp, murmure-t-il en frôlant ma joue du bout des doigts. 

Puis il se mure un long moment dans le silence.

Le Conjoint (bxb) [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant