9. La dispute

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Adrien est assis face à moi et me contemple. Je l’observe à mon tour. Ses yeux gris m’intimident. Les minutes passent et je commence à trouver le silence inconfortable. J’ouvre la bouche, n’ayant pas la moindre idée de ce que je vais dire, lorsqu’une sonnerie se fait entendre. 

Je me lève d’un bond. 

— Le dîner ! 

Je me sens tout excité en songeant que, pour la première fois de ma vie, j’ai pris part au processus de gestion de nourriture. Je cours presque jusqu’à la porte et saisis les deux barquettes qui contiennent (et pour une fois je le sais en avance) des brocolis. Peut-être même est-ce l’une de celles que j’ai emballées ? Cette idée me fait sourire tandis que je les enfourne dans l’appareil à chauffer de la cuisine. 

Adrien me rejoint en traînant des pieds. 

— Je n’ai pas encore faim, se plaint-il. 

Je lui jette un regard surpris. 

— Il est l’heure de dîner, pourtant. 

Il se renfrogne, marmonne quelque chose que je ne comprends pas et tire une chaise. Je mets la table tandis que nos rations de nourriture chauffent. Lorsque la cuisson est achevée, je verse les barquettes fumantes dans les assiettes et prends place en face de mon Conjoint. 

Adrien renifle la sienne avec le même dégoût que moi devant le café du matin. 

— J’ai horreur des légumes verts, marmonne-t-il en fusillant du regard ses brocolis. 

En tant que nouveau responsable de l’alimentation de la Cité, je me sens obligé d’intervenir. 

— Les légumes verts sont excellents pour la santé. Ils contiennent… 

— Je sais, je sais, pas besoin d’une leçon, me coupe mon Conjoint avec agacement. Je n’aime pas ça, c’est tout. 

Il s’attaque au contenu de son assiette avec une grimace. Alors que je prends soin de tout finir, je vois qu’Adrien laisse au moins la moitié de ses légumes lorsqu’il s’empare de son dessert. 

Je fronce les sourcils. 

— Tu n’as pas fini ton assiette. 

Il me regarde. 

— Et alors ? Et ne me cite pas ce foutu Système ! 

Je reste muet, ne sachant comment réagir. Je ne comprends décidément vraiment pas mon Conjoint. Il semble se moquer totalement de rester en bonne santé. Et j’ai l’impression que nous sommes en train de nous disputer. Jamais mes parents n’en ont fait de même. Il m’est arrivé plus jeune d’hausser le ton avec ma soeur. Mais mon père ou ma mère nous expliquaient pourquoi notre comportement était contre-productif pour le bien de la cité, et nous nous retrouvions très vite notre calme. 

Peut-être ne suis-je pas un bon Conjoint… Je n’arrive même pas à  gérer le mien. Ma gorge se noue. Les larmes me montent aux yeux et je bats des cils pour les chasser. 

Adrien lève les yeux au ciel et attrape sa fourchette. 

— Très bien, grommelle-t-il. 

Il mange une nouvelle bouchée de brocolis avec un air maussade. Puis une deuxième. Puis une troisième. Enfin, il repousse à nouveau son assiette et me jette un regard noir. 

— Content ? 

Je réfléchis puis fais oui de la tête. Il reste toujours de la nourriture, mais c’est toujours mieux que tout à l’heure. 

Mon Conjoint soupire et ouvre son dessert. C’est un biscuit à la fraise qu’il mange avec bien plus d'appétit. Je remarque qu’il semble aimer le sucré. En tous cas, il n’en laisse pas une miette. 

Je débarrasse la table, mets les paquets vides dans le bac de récupération et me tourne vers Adrien. 

— Retournons-nous dans le salon ? 

Il soupire. 

— Où voudrais-tu aller d’autre ? 

Il part s’en m’attendre. Je reste immobile un instant, le ventre douloureusement serré, puis le suis. 

Je prends la télécommande pour allumer le téléviseur, comme le font mes parents tous les soirs. Adrien m’attrape cependant le poignet pour m’empêcher d’agir. 

— Ne l’allume pas, proteste-t-il. Je ne supporte pas cette propagande. 

Je reste figé, surpris. Il me tient toujours et je ressens une forte impression de chaleur à l’endroit où il me touche. 

— Que signifie ce mot, “propagande” ? 

Il fait la grimace et me lâche. 

— Rien. Contente-toi de reposer cette télécommande, d’accord ? 

Je lui obéis docilement, désireux de ne pas le fâcher une nouvelle fois. 

— Que veux-tu que nous fassions alors ? 

Il passe une main dans ses cheveux. 

— Je ne sais pas, moi ! Tiens, raconte-moi ta journée. 

Je me lance aussitôt dans le détail de mes activités. Je remarque cependant qu’Adrien ne semble pas passionné par le sujet. J’ai même l’impression qu’il ne m’écoute pas. Je le vois surveiller l’heure à plusieurs reprises sur son bracelet. Il ne remarque même pas que j’ai arrêté de parler. 

— Et toi alors, ta journée ? 

Le jeune homme sursaute. 

— Hm… quoi ? 

— Comment s’est déroulée ta journée ? 

Il croise les bras. 

— Normalement. Nous avons étudié, c’est tout. 

— Étudié quoi ? 

— Tu ne comprendrais pas. 

Je me sens un peu vexé. 

— Je ne suis pas si idiot. A l’école, j’avais de bonnes notes. 

Adrien soupire. 

— Je n’ai pas dit que tu étais idiot. C’est juste que c’était très technique et pas franchement intéressant. 

Nos bracelets bipent à ce moment-là pour nous signaler que l’heure du coucher est arrivée et nous prenons tous les deux une expression soulagée. Il n’est pas évident de discuter ensemble. 

Nous nous allongeant tous les deux aux mêmes places que la veille, prenant bien garde à bien rester chacun de notre côté. 

J’entends des bruits de gouttes depuis la fenêtre. Il a recommencé à pleuvoir. Je m’enroule encore davantage dans la couverture, heureux d’être bien au sec et au chaud. 

Le Conjoint (bxb) [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant