28. La traversée

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Le véhicule cesse soudain de s’agiter dans tous les sens et je comprends que nous devons être arrivés. Le coffre s’ouvre et je discerne le visage agacé de l’Anti-Civique. 

— Dehors, nous lance-t-il sans s’embarrasser de politesses. 

Adrien sort le premier et je le suis avec peine, courbaturé de partout. Mon Conjoint tend la main vers moi mais je choisis d’ignorer son aide et finis par toucher lourdement le sol. 

J’essaie de comprendre où nous sommes. La nuit est toujours aussi noire et plus aucun éclairage public ne me permet de percevoir autre chose que les phares de la voiture. Puis j’entends un grondement au loin. Le fleuve. Nous nous dirigeons vers le Danube. La panique me saisit. Adrien n’a tout de même pas l’intention de nous faire traverser cette immense étendue d’eau, n’est-ce pas ? Tout à coup, mon plan d’infiltration dans le camp ennemi ne me paraît pas si extraordinaire que cela… 

Mon Conjoint et l’inconnu se serrent la main. 

— Bonne chance, dit le second. Fais attention à toi. Le courant est agité ce soir. 

— J’ai l’habitude. Merci pour tout ! 

L’Anti-Civique m’ignore consciencieusement, salue une dernière fois son camarade et remonte dans son véhicule sans plus de formalité. J’entends son moteur ronronner et s’éloigner dans la nuit. 

Adrien tend la main et saisit la mienne, comme si nous sortions comme tous les matins de notre cellule familiale pour aller au travail. 

— Ça me rappelle notre toute première sortie, me lance-t-il gaiement. 

Je ne réponds pas. Je ne vois personnellement que peu de ressemblances entre cette fuite effrayante en pleine nuit et notre promenade romantique au milieu de la nature. Les lumières de la cité ont disparu depuis longtemps et je ne vois pas plus loin qu’à quelques centimètres. Le bruit du fleuve se fait de plus en plus fort jusqu’à ce que, soudain, nous nous trouvions face à lui. Je ne perçois qu’une masse sombre, effrayante, qui gronde férocement. 

Adrien lâche ma main et va fouiller dans un buisson. Il en tire une petite barque. 

— Le jour où nous sommes venus ici pour la première fois, je me souviens, tu avais dit vouloir construire un radeau pour voguer sur le fleuve. En réalité, c’était un mensonge. Tu possédais déjà cette embarcation. 

Adrien hausse les épaules pour toute réponse. Cela m’agace. 

— Combien de mensonges m’as-tu racontés ? M’as-tu seulement un jour dit quelque chose de vrai ?

J’attrape le bras de mon Conjoint pour l’obliger à me faire face. Il se dégage d’une secousse. 

— Oui. Quand je t’ai dit que tu te ferais tuer si tu restais ici. Le jour va bientôt se lever. Nous n’avons pas de temps à perdre. 

Il pousse la barque jusqu'au fleuve. Le courant se met aussitôt à la tirer comme s’il souhaitait l’arracher à la berge. 

— Monte. 

Adrien emploie un ton sec et froid, toute jovialité envolée. J’ai l’impression d’avoir devant moi le jeune homme bougon que j'ai rencontré il y a quelques mois qui m’intimidait tant. Au fond, je me rends compte que j’ignore presque tout du vrai Adrien et que c’est en réalité un inconnu qui cherche à me convaincre de la suivre vers le monde sauvage. Un inconnu qui, pour sa part, me connaît intimement car je me suis offert à lui sans rien lui cacher. Sauf le fait que je viens de le dénoncer… 

Je regarde la barque agitée. Le fleuve que l’obscurité transforme en une longue masse sombre gronde et cavale comme un animal furieux. Des petites gouttes m’atteignent à l’endroit où je me tiens, pétrifié. 

— Dépêche-toi, s’impatiente Adrien en fronçant les sourcils. 

Je secoue la tête. 

— Je… j’ai peur. Ça ne me semble pas une très bonne idée. On ne pourrait pas au moins attendre le lever du jour ? 

— Max, nous n’avons pas le choix. J’ai déjà traversé le Danube plusieurs fois et il ne m’est jamais rien arrivé. 

— Hm… 

Adrien attrape soudain mon poignet et me tire en avant.

— Monte, répète-t-il d’un ton sans réplique. 

Je le regarde, croise son regard implacable et me décide enfin à lever une jambe. Je pénètre à contre-coeur dans la petite embarcation. Je vais m’asseoir dans un coin et pousse un petit cri lorsque mon Conjoint fait soudain glisser la barque avant de se glisser à son tour. La barque est aussitôt emportée par le courant. Adrien sort deux rames et les plonge résolument dans l’eau. Notre embarcation est minuscule. Jamais je ne m’étais senti aussi vulnérable qu’à cet instant. Nous sommes ballotés dans tous les sens. Terrifié, je ferme brièvement les yeux et m’agrippe au rebord de la barque. Adrien me dit quelque chose mais le vacarme est tel que je n’en comprends pas un mot. Tout est sombre autour de nous. Je ne vois que le visage tendu par l’effort de mon Conjoint. Il lutte contre le courant mais je me rends compte que ses efforts semblent vains. Il cherche à nous faire gagner la rive est, mais nous faisons qu’être entraînés toujours plus loin en avant.

Soudain, nous heurtons quelque chose. Je pousse un cri alors que la barque se retourne et que je plonge tête la première dans les flots. L’eau est horriblement froide. 
Comme tous les citoyens, j’ai appris à nager étant enfant. Mais il est une chose de barboter dans une eau tiède et calme sous la surveillance bienveillante d’un moniteur et une autre de se débattre dans un courant furieux qui semble ne vouloir que vous attirer vers ses profondeurs glacées. 

Je sens une main saisir la mienne et me tirer vers le haut. Adrien ! J’aperçois brièvement son visage. Son autre main est agrippée à la barque renversée. Un courant plus fort encore me tire soudain. Mon Conjoint renforce sa prise. Nos doigts glissent et se lâchent. Je suis entraîné plus loin et me débats dans les flots déchaînés. Ma tête crève la surface et je prends une profonde bouffée d’air. 

— Max ! crie une voix au loin. 

Je tourne la tête pour essayer d’apercevoir mon Conjoint et bois la tasse. J’agite les bras pour ne pas replonger. 

— Adrien ! Adrien ! 

De l’eau s’engouffre dans ma bouche et je tousse pour l’expulser. Je ne vois plus rien. Le courant m’entraîne de plus en plus vite comme si je n’étais qu’un fétu de paille. Je bats des bras et des jambes sans rien pouvoir contrôler. Soudain, je la vois. Une branche, assez fine, qui dépasse de la berge juste au-dessus de moi. Mes mains s’accrochent désespérément à ce morceau de bois. Il se plie et, l’espace d’un instant, je crois qu’il va se briser. Je serre les dents sans rien lâcher. Puis, après un grincement inquiétant, le morceau de bois tient bon. La tenant fermement, je me rapproche du bord centimètre par centimètre et, enfin, atteint la terre ferme. Je m’écroule sur le sol à bout de force. Je tourne de l’œil et lutte pour ne pas m’évanouir. Je ne sais même pas de quel côté de la rive je me trouve. J’ai nagé au hasard sans savoir si je me dirigeais vers la gigantesque forêt ou en direction de la dixième cité. La seule chose que je voulais était de sortir de cette eau. 

— A… Adrien ? 

Ma voix n’est qu’un murmure inconsistant. J’essaie de me redresser sans y parvenir. Où est mon Conjoint ? Il ne pourrait pas s’être noyé. Non. Il est trop robuste pour cela. N’est-ce pas ? 

Terrifié, je pousse sur mes bras pour essayer de me lever. Je dois partir à la recherche d’Adrien. Il ne doit pas être loin. Je m’écroule à nouveau, incapable d’utiliser mes membres. Je me sens faible. J’ai froid.  Ma vision se brouille et je sombre dans l’inconscience. 

Le Conjoint (bxb) [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant