Deux Gardiens viennent presque aussitôt me chercher et m'emmènent dans une pièce sans fenêtre. Elle ne comporte pour tout mobilier qu’une table nue et trois sièges. Ils me disent de m’asseoir d’un côté et en font de même de l’autre. Je me sens terriblement intimidé et garde les yeux baissés. La chaise est inconfortable, comme si elle avait été conçue pour mettre mal à l’aise.
— Eh bien, dites-moi tout ce que vous savez, me dit l’un d’entre eux, un homme grand aux traits tirés et aux cheveux striés de gris. Son ton est dépourvu de la moindre chaleur et il me fixe sans expression, comme s’il me considérait moi aussi comme un criminel.
Contemplant toujours mes mains, je me lance dans mon récit. Les deux hommes m’écoutent sans m’interrompre, prennent des notes, puis me posent toutes sortes de questions. J’y réponds sans rien cacher, même lorsqu’ils m’interrogent sur la nature de notre relation intime. À ce moment-là, je me suis si gêné que ma voix n’est plus qu’un faible murmure. Je n'ose toujours pas regarder les Gardiens en face. Que peuvent-ils penser de moi et de ma bêtise ? J’ai vécu des mois auprès d’un criminel, sans même m’en rendre compte.
Les heures passent. Je continue à être interrogé sans relâche. Je dévoile également le peu de choses que je sais sur Roman, cet autre Anti-Civique. Je me sens alors beaucoup moins coupable. Surtout lorsque je repense à la façon dont la main de ce dernier avait agrippé le bras de mon Conjoint. Enfin, de mon ancien Conjoint. Je dois m’habituer à ne plus penser à Adrien comme le partenaire qui m’était destiné. Notre relation n’était qu’un mensonge, qu’une supercherie. Je me demande d’ailleurs si le Système va m’attribuer une vraie Conjointe…. Il est peut-être trop tard pour cela, à présent qu’est passée la cérémonie d’accouplement de ma tranche d’âge. Je vais sans doute passer le reste de ma vie seul… Au fond, ai-je d’ailleurs envie de vivre avec quelqu'un d’autre ? Pourrais-je un jour oublier cet Anti-Civique auprès de qui j’ai pourtant été absurdement heureux ?
Tout à coup, les questions cessent enfin de fuser et je vois mes deux interlocuteurs commencer à ranger leurs notes.
— Qu’est-ce qui va arriver à Adrien ? je demande timidement au Gardien qui a l’air le plus aimable.
Il a des cheveux roux et semble à peine plus âgé que moi.
Ce dernier me sourit.
— Ne vous inquiétez pas pour cela.
Je me dandine, hésitant.
— C’est quelqu’un de gentil, je me sens obligé de préciser. Il a été un bon Conjoint. Je veux dire que… Je ne voudrais pas… Je sais qu’il est… Mais…
Ma voix se brise et le Gardien m’adresse un signe de tête compatissant.
— Nous ferons ce qui doit être fait. Vous avez bien agi.
Je me tords nerveusement les doigts. Je suis bien conscient d’avoir suivi mon devoir et les recommandations du Système. Cela ne m’empêche pas de me sentir misérable. J’ignore le sort réservé aux Anti-Civiques. Je sais simplement que l’on ne revoit jamais les personnes arrêtées par les Gardiens de la Paix.
— Est-ce que je peux rentrer chez moi ? je demande d’une voix faible.
Je me sens épuisé. Je n’ai pratiquement pas dormi la nuit dernière et la précédente et les entretiens que je viens de subir ont été plus qu’éprouvants.
Les gardiens échangent un bref regard qui me met mal à l’aise.
— Plus tard, me répond celui aux cheveux roux. Nous allons vous attribuer une chambre ici. Vous serez sans doute encore interrogé dans les jours qui viennent.
Son collègue se lève et me fait signe de le suivre. Nous traversons de long couloirs aux murs nus et tristes. Il n’y a pas de fenêtre et la lumière des néons donne au bâtiment tortueux une teinte angoissante. De lourdes portes cadenassées sont disposées des deux côtés. Le gardien ouvre l’une de ces portes et me dit d’entrer dans la chambre dont ils ont parlé et qui ressemble en réalité à une cellule. Elle ne dispose que d’un lit et une couverture qui n’a pas l’air très propre. Sa surface est si petite que je pourrais toucher le mur du fond en allongeant le bras.
— Je vais vous enfermer, me prévient-il. Pour votre propre sécurité.
Je ne proteste pas mais je me sens mal à l’aise. J’ai l’impression d’être traité comme un prisonnier. Je n’ai pourtant fait que mon devoir de Citoyen.
La porte se claque et j’entends la serrure tourner et des bruits de pas s’éloigner. Je reste debout un long moment, pétrifié. Je songe à Adrien. À l’heure qu’il est, des Gardiens de la paix doivent avoir surgi depuis longtemps dans l’établissement où il reçoit des cours pour l’arrêter. Je me souviens soudain de mon camarade de classe d’enfance qui avait été embarqué d’une façon semblable, de son expression stupéfaite et de sa maigre protestation. Le visage de mon collègue François me revient également à l’esprit. Ainsi que mon cauchemar le concernant.
Je me demande si les Gardiens raconteront à Adrien que je suis celui qui l’a dénoncé. Cette idée me fait paniquer. J’espère qu’il ne saura rien et continuera à avoir pour moi son ancienne affection. Même si je ne la mérite plus. S’il savait ce que j’ai fait, il…Ma vision se brouille. Je ne comprends que je me suis mis à pleurer que lorsque je sens quelque chose de mouillé dégouliner sur mes joues. Mes jambes se dérobent et je m'écroule sur le lit. Le matelas est si fin qu’il semble inexistant et la couverture est rêche et malodorante. Je m’y enveloppe pourtant, cherchant à profiter de sa maigre chaleur pour me réconforter. Je voudrais… je voudrais qu’Adrien soit là, en train de me cajoler. Je voudrais sentir son étreinte autour de mon corps et l’entendre dire que ce n’est qu’un mauvais moment à passer et que tout va s’arranger, que nous allons rentrer ensemble dans notre cellule familiale, adopter notre fille et vivre ensemble heureux. Mais cela n’arrivera jamais. Je ne reverrai plus Adrien. Ses lèvres n’embrasseront plus les miennes. Nos mains ne se toucheront plus.
Je pleure des heures durant, étouffé par les sanglots. Je pleure jusqu’à ne plus avoir de larmes. Roulé en boule sur le lit étroit, je me sens vide.
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Le Conjoint (bxb) [terminée]
RomanceDans un futur lointain, les êtres humains vivent sous le contrôle du Système qui dirige tous les éléments de leur vie. L'année de ses dix-huit ans, chaque citoyen est accouplé à une citoyenne. Le jour où vient son tour, Maxence se retrouve cependant...