Je me sens sale et exténué. Nous marchons depuis des jours et je porte toujours les mêmes vêtements que ceux que j’ai enfilés le jour où j’ai dénoncé Adrien. Et il en va de même pour ce dernier. Nos pantalons et pulls ne cessent de se prendre dans les ronces et branches et ressemblent à de véritables loques. Si j’avais un miroir sous les yeux, je ne me reconnaîtrais peut-être pas, sous ces traits méconnaissables de vagabond. La faim est pire que tout. Nous trouvons quelques baies qui ne représentent qu’une maigre ration. De temps en temps, mon Conjoint parvient à attraper un autre lapin que nous faisons rôtir. A présent, je les dévore sans aucun état d’âme. Je ne suis plus ce sage petit citoyen bien nourri, juste une personne qui cherche à survivre tant bien que mal.
Je songe sans cesse avec nostalgie aux rues propres et bien praticables de la dixième cité. À mon travail simple et agréable. À notre douillette cellule familiale. À notre lit bien moelleux et à sa douce couverture. À notre douche. Aux repas livrés à heure régulière qu’il suffit de réchauffer en quelques minutes.
Depuis quelque temps, Adrien lui-même ne parle plus beaucoup. Au début, il jacassait presque tout le temps pour raconter à quel point la vie dans la Décapole était horrible et insupportable. Je ne l’écoutais que d’une oreille rétive, peu convaincu. J’étais surtout surpris de constater à quel point mon Conjoint s’était métamorphosé. Auparavant, il était presque toujours de mauvaise humeur et peu causant. Je ne l’avais jamais vu aussi animé ni attentionné qu’à présent.. La lassitude l’a cependant gagné à son tour.
Je sursaute donc en entendant sa voix rauque s’élever pour la première fois depuis plusieurs heures.
— Regarde !
Levant ma tête fatiguée, je suis la direction de son doigt et ouvre de grands yeux émerveillés devant le plus bel endroit que j’ai vu jusqu’à présent dans cette forêt hostile. Derrière un écran vert de chênes et de hautes fougères s’étend une vaste étendue d’eau scintillante sous le soleil. Un lac. Quelques oiseaux y nichent et un couple de canards s’éloignent en protestant en nous voyant approcher. Je me sens apaisant en contemplant la surface plane sur laquelle se reflètent les arbres et le ciel.
— Je reconnais cette clairière, s’enthousiasme Adrien. L’été, mes parents m'emmenaient enfant me baigner dans ce lac. Notre périple s’achèvera bientôt.
Retrouvant une soudaine énergie, le jeune homme me prend dans mes bras et tourne sur lui-même en m’entraînant avec lui dans une danse sauvage. Puis il dépose un baiser sonore sur ma joue avant de me relâcher. Et de retirer ses chaussures puis son pull.
— Que… qu’est-ce que tu fais ?
Je rougis en regardant Adrien se débarrasser de ses autres vêtements à toute allure. Il balance son pantalon sur une souche.
— Je vais me laver, bien entendu. Tu devrais en faire de même.
Je détourne les yeux lorsque son caleçon tombe à son tour. J’entends un bruit d’éclaboussure lorsque mon Conjoint entre dans l’eau. Lorsque j’ose un regard, je le vois de dos, de l’eau jusqu’aux mollets. Je m’attarde un peu trop longtemps sur ses belles fesses musclées avant de fermer les paupières par pudeur.
— Viens ! L’eau est fraîche mais supportable !
Je rouvre les yeux. Adrien est à présent enfoncé dans l’eau jusqu’au cou et me fait signe de m’approcher d’un air aguicheur.
J’hésite un long moment avant de retirer mon pull et de déboutonner ma chemise en lambeaux. Entrer dans cette eau magnifique mais sauvage m’effraie. Je n’ai pas oublié l’étreinte glacé du fleuve. D’un autre côté, je suis recouvert d’une telle crasse que son attrait m’est presque irrésistible.
Écartant les fougères, je m’avance donc, entièrement nu, jusqu’au bord du lac. Mon Conjoint me regarde, sans se gêner le moins du monde. Je me sens rougir et le fusille du regard. Il lève les bras en signe de paix.— Très bien, très bien. Je ne regarde pas. Ce que tu es coincé, Max ! Je sais pertinemment à quoi tu ressembles, tu sais ?
Il se retourne et est à nouveau dos à moi. Je prends une profonde inspiration et pose un orteil dans l’eau. Je pousse un petit cri.
— Fraîche ? je glapis avec incrédulité. Elle est glaciale !
Adrien se contente de rire, le dos toujours tourné.
Je prends mon courage à deux mains et commence à avancer. Le lac est plus transparent que je ne le pensais. Je préfère ne pas penser aux poissons et insectes qui doivent y nicher.
Mon Conjoint a le temps de faire plusieurs longueurs avant que je ne parvienne à m’enfoncer péniblement jusqu’à la taille. Je frissonne et claque des dents.
— Je vais t’aider.
Je regarde Adrien s’approcher à la nage avec méfiance.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu mijotes ?
Il ne me répond pas. Je recule d’un pas, comprenant soudain où il veut en venir.
— Non ! Va-t-en ! Je n’ai pas besoin de ton aide.
Il continue cependant d’approcher avec un sourire féroce. Je pousse un nouveau glapissement lorsqu’il m’éclabousse. Je me retrouve trempé jusqu’au sommet de la tête. Je sens ensuite des mains froides agripper mon bras et m’entraîner sous l’eau. Nous refaisons tous les deux surface dans un grand bruit.
— Je te déteste ! je lance à Adrien en dégoulinant de partout.
Toussant, je m’éloigne d’un coup de brasse. Mon imbécile de Conjoint m’envoie un baiser de loin.
— Et moi je t’aime.
Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens désarmé par sa déclaration. C’est sans doute pour cela que je me laisse faire lorsqu’il me rattrape, me presse contre lui et m’embrasse avec passion. J’ai soudain beaucoup plus chaud. Les mains de mon Conjoint empoignent mon corps et, pour la première fois depuis des jours, je me sens bien. Vraiment bien. Lorsque les lèvres de mon amant délaissent ma bouche, je commence par grogner de protestation avant de gémir lorsqu’il embrasse mon cou avant de descendre progressivement jusqu’à mon nombril. Ses doigts glissent de concert le long de mon corps jusqu’à atteindre mes fesses. Adrien lève alors son visage vers moi, quêtant mon accord.
Je devrais lui dire non et le repousser comme je suis parvenu à le faire l’autre jour. Une part de moi sait qu’il n’est pas réellement mon Conjoint et qu’il m’a arraché à la vie calme et heureuse que j’aurais dû mener. Une autre part s’en moque et ne désire rien d’autre que cette étreinte ne prenne jamais fin.
— Dépêche-toi, je grogne en plongeant mes yeux dans son regard d’acier.
Il me sourit et je le trouve si beau que j’en oublie les traces de coups qui le défigurent, la forêt hostile dans laquelle nous errons et les trahisons mutuelles que nous nous sommes cruellement infligées.
Puis, au cœur de la forêt, nous ne faisons plus qu’un.
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Le Conjoint (bxb) [terminée]
RomanceDans un futur lointain, les êtres humains vivent sous le contrôle du Système qui dirige tous les éléments de leur vie. L'année de ses dix-huit ans, chaque citoyen est accouplé à une citoyenne. Le jour où vient son tour, Maxence se retrouve cependant...