Après cette épisode, le comportement des Anti-Civiques envers moi se modifie. Ils commencent peu à peu à me considérer comme l'un des leurs. Ou plutôt, plus comme un ennemi. Ils cessent de me regarder systématiquement de travers. Certains d'entre eux m'adressent quelques mots ou un simple sourire quand je suis dans les parages. Adrien, en revanche, persiste à m'ignorer. Je le croise tous les jours en effectuant mes tâches. Marthe continue à le coller et je les surprends fréquemment ensemble.
Un médecin a examiné mon poignet blessé et m'a soigné. Comme je ne pouvais pas utiliser mon bras, Christiane m'a accordé quelques jours de vacances. Je les passe à traîner ça et là, sans but. Je ne songe plus pour le moment à m'enfuir. Car je me suis comporté comme un traître envers le Système, n'est-ce pas ? Quel pardon pourrais-je espérer ?
Christiane m'informe également qu'il a été décidé que je n'aurais plus à être enfermé la nuit dans ma cellule, en guise de remerciement.- Tu peux te trouver un logement ailleurs, si tu veux, conclut-elle.
Je souris poliment.
- D'accord, merci.
Mais je continue le soir à me rendre dans la prison. Parce que le logement que je considère comme ma maison ne m'est plus accessible et que je ne veux pas en trouver un autre.
Un matin, en m'approchant du point d'eau, je trouve Adrien en train d'y prendre son bain. Il est entièrement nu, dos à moi, plus beau que jamais. Ses cuisses sont enfoncées dans l'eau et, de là où je suis, j'ai une vue dégagée sur ses fesses musclées. Je songe vaguement que je devrais détourner les yeux et finis par le faire à contre-coeur.
- Tu joues au voyeur ? chuchote une voix derrière moi.
Je sursaute et me tourne vers un homme Anti-Civique que je connais vaguement de vue et qui s'est approché de moi sans bruit. Je rougis et blêmis dans le même temps.
- N...non. Je passais juste par là, et...
L'homme me regarde m'enfoncer avec un petit sourire. Il ne semble heureusement pas réellement fâché. Nous reculons derrière la palissade et Adrien continue son bain sans nous remarquer.
- Tu devrais lui parler, tu sais ? me conseille l'Anti-Civique. Vous formiez un joli petit couple, tous les deux.
Je baisse la tête.
- Il me déteste, maintenant, je murmure tristement.
L'homme hausse les épaules.
- L'amour ne disparaît jamais entièrement. Et Adrien était sacrément amoureux de toi. Au point de tromper le Système pour te posséder, puis de t'arracher à ta cité. Et toi, tu as tout quitté pour le suivre jusqu'ici.
- Je n'avais pas le choix, je m'empresse de préciser.
L'Anti-Civique sourit d'un air entendu.- Le crois-tu ?
Puis il me laisse seul sur cette phrase mystérieuse. Toujours très embarrassé, je m'éloigne de quelques pas et vais m'asseoir sur une pierre, à l'abri d'un arbre. Je rumine les paroles étranges de l'Anti-Civique. Pourraient-elles avoir un fond de vérité ? Adrien conserve-t-il quelques sentiments pour quelqu'un d'aussi inutile que moi ?
Je soupire en m'allongeant sur le dos. L'amour est vraiment quelque chose de compliqué ! Ce genre de problème n'existe pas, dans la Décapole. Le Système désigne la personne avec qui nous allons passer le reste de notre vie, et nous n'avons pas à nous embêter à essayer de trouver puis convaincre quelqu'un de venir vivre à nos côtés. Ici, les Anti-Civiques passent leur temps à se tourner autour, comme cette Marthe le fait avec Adrien. Elle s'approche sans arrêt de mon ancien Conjoint, lui sourit et lui parle en papillonnant des yeux. J'ai beau n'avoir aucune expérience dans le domaine, je sais très bien ce qu'elle essaie de faire. Sans doute va-t-elle d'ailleurs un jour finir par réussir.
Je grogne en me redressant. Je prends une profonde inspiration. Adrien est mon conjoint. Pas parce que le Système l'a déterminé. Non, parce que je l'ai choisi. Et s'il faut me battre pour lui, je le ferai, aussi férocement que je le pourrais. Oui, moi aussi je peux papillonner des yeux !
Je me rends dans ma cellule pour rassembler une nouvelle dans un sac en toile mes maigres possessions. Pas pour fuir, cette fois-ci, mais pour lutter pour mon amour. Le tout est bien vite emballé. Puis je me dirige vers l'immeuble collectif dans lequel j'ai habité quelques semaines. À part la prison, aucune porte n'est jamais verrouillée. Je monte au quatrième étage et pénètre résolument dans l'appartement d'Adrien. Dans notre appartement. Il est désert et en désordre. Je fronce les sourcils en voyant sur la petite table ronde les restes d'un repas. Des vêtements sales sont éparpillés un peu partout. Je pose mon sac dans un coin et entreprends de mettre un peu d'ordre. M'agiter me calme un peu et m'évite d'avoir à envisager la réaction d'Adrien lorsqu'il rentrera. Me mettra-t-il à la porte comme un malpropre ?
Je finis par ne plus avoir rien à astiquer. Désœuvré, je vais m'asseoir sur le canapé défoncé et me mords la lèvre. Je reste là un bon moment, plus angoissé à chaque minute qui passe. J'ai envie qu'Adrien rentre, et en même temps j'ai peur de son arrivée. Je dois plusieurs fois lutter pour ne pas m'enfuir en courant.
Je me tends comme un arc en entendant des pas dans l'escalier. La porte s'ouvre et mon Conjoint fait son apparition. Son regard tombe sur la table immaculée, puis sur moi et il se fige. Nous nous regardons dans les yeux pendant quatre à cinq bonnes secondes. J'ai l'impression d'avoir été transformé en statue et, pendant un instant, j'en oublie même comment respirer. Puis Adrien hausse un sourcil et émet une sorte de grognement. Je croise les bras avec une moue de défi. Qu'il ne s'avise pas de me chasser ! Je m'accrocherais aux murs, s'il le faut !
Le jeune homme prend cependant le parti de m'ignorer et s'approche de l'espace cuisine pour déposer le plat qu'il est allé récupérer après le travail. Je me lève pour mettre la table. Nous œuvrons l'un à côté de l'autre, comme jadis, lorsque nous habitions ensemble. Ces gestes sont familiers et étranges en même temps. Adrien prend finalement le plat et remplit nos deux assiettes d'une sorte de ragoût tiède. La portion est maigre car elle n'était que pour un. Je remarque que le jeune homme m'a servi plus généreusement que lui.
Nous mangeons dans un silence de mort. Adrien garde les yeux résolument fixés sur son repas et je n'ose pas prononcer un mot. Nous n'entendons que les raclements des fourchettes sur les assiettes ébréchées. Le repas est vite avalé et mon Conjoint se lève aussitôt après l'avoir fini. Je ramasse pour ma part les assiettes et le plat et les nettoie soigneusement avant de les ranger. Je travaille le plus lentement possible, soulagé d'avoir trouvé une nouvelle occupation. Lorsque je ne trouve plus rien à faire, je me retourne lentement. Adrien s'est installé dans un fauteuil défoncé et regarde par la fenêtre, le visage impassible. Je reprends place sur le canapé. Je passe en boucle dans ma tête les paroles de plus en plus agacées que je voudrais dire au jeune homme.
"Je suis désolé de t'avoir dénoncé".
"S'il te plaît, Adrien, pardonne-moi !"
"Je vous ai aidé l'autre jour, non, en vous prévenant pour les aéronefs ? Est-ce que tu ne pourrais pas en tenir compte ?"
"Tu pourrais au moins me regarder au lieu de rester planter là comme un tronc d'arbre !"
Aucune de ces phrases ne sort cependant de ma bouche, malgré mes efforts et je me sens idiot.
Lorsque la nuit a achevé de tomber, Adrien s'avance d'un pas lourd vers la chambre. J'avale péniblement ma salive, pétrifié. Mes bonnes résolutions s'effritent et je me demande si je ne ferais pas mieux de dormir sur le canapé. Mais je ne suis pas venu pour ça. Je suis ici pour reconquérir mon Conjoint. Je me lève alors et fais quelques pas hésitants en direction de la chambre.
VOUS LISEZ
Le Conjoint (bxb) [terminée]
RomantizmDans un futur lointain, les êtres humains vivent sous le contrôle du Système qui dirige tous les éléments de leur vie. L'année de ses dix-huit ans, chaque citoyen est accouplé à une citoyenne. Le jour où vient son tour, Maxence se retrouve cependant...