4. Le voyage

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De grosses gouttes dévalent du ciel. Elles glissent sur mon visage comme si je venais soudain de fondre en larmes. De grosses flaques se forment un peu partout et la terre battue se transforme en boue. Les techniciens se précipitent pour retirer la machine de l’estrade et la mettre à l’abri. 

— On peut rejoindre les aéronefs, non ? demandent plusieurs personnes autour de moi. 

Personne n’ose être le premier à partir et nous restons pendant un moment bêtement plantés là, à patauger dans les flaques. Puis le garçon à la Conjointe rousse donne le signal du départ en se mettant en route. 

Je jette un regard hésitant à mon Conjoint, attendant sa décision. 

Le jeune homme soupire et me tend la main. 

— Allons-nous en d’ici. 

Je regarde sa paume ouverte. Lentement, je pose la mienne sur la sienne et nous nous touchons pour la première fois. Sa main se referme. Je frissonne de la tête aux pieds en sentant le contact de sa peau chaude. Le bout de ses doigts est étonnamment dur et calleux, comme s’il avait l’habitude d’effectuer des tâches manuelles.

Il retire son bras, m’entraînant à sa suite. Je suis trempé. Mes vêtements alourdis par la pluie m’entravent dans mon avancée. Je ne vois presque plus rien en raison du rideau de pluie. Je cherche à nouveau à repérer mes parents. Mais la foule est trop dense. Mes yeux glissent sur des milliers de visages sans parvenir à trouver ceux qui m’intéressent. Je prends soudain conscience du fait que je vais devoir suivre mon Conjoint vers une autre cité, comme ma soeur avant moi. Je ne les reverrai jamais. 

La main d’Adrien presse la mienne si fort que j’en ai presque mal. Il avance à grands pas, pressé de quitter l’amphithéâtre. Il ne semble pas être quelqu’un de très doux ou attentionné. Pourtant, puisque le Système estime que nous sommes faits l’un pour l’autre, il devrait me rendre heureux. 

Les aéronefs de la dixième cité nous attendent un peu plus loin. Je monte dans l’un d’entre eux, toujours traîné par mon Conjoint qui me serre fermement la main. A-t-il peur que je m’enfuie au lieu de l’accompagner ? Je me demande ce qui se passerait si je refusais de monter. Je n’ai jamais vu un Conjoint ou une Conjointe refuser le choix du Système de les avoir attribués l’un à l’autre. Peut-être serais-je arrêté par les Gardiens de la paix ? Cela ferait-il de moi un Anti-Civique ? 

Ce ne sont cependant que des pensées fugitives et je me contente d’avancer dans l’allée de l’appareil. 

— Assieds-toi. 

Adrien me lâche soudain et me désigne du menton un siège près d’un hublot. J’obéis sans un mot et le jeune homme prend rapidement place à côté de moi. Devant et derrière nous, les nouveaux couples bavardent et font connaissance, certains avec enthousiasme, d’autres avec timidité. 

Je jette un coup d’œil en biais à mon propre Conjoint qui a croisé les bras et regarde droit devant lui. Il ne semble pas disposé à faire la conversation, ce qui me soulage. Des gouttes tombent de ses boucles châtains et il secoue la tête pour les faire tomber comme le ferait un chien mouillé. 

Je me tourne vers la petite fenêtre tandis que l’aéronef prend de la hauteur. Nous survolons l'amphithéâtre et je vois au loin une file de minuscules silhouettes s’en éloigner. Mes parents sont certainement parmi eux et je sens ma gorge se nouer à nouveau. Bientôt, nous entrons cependant dans les nuages et je ne discerne plus que la nuée agitée. 

Trempé, je frissonne. Une couverture me tombe sur les genoux. Je me tourne vers mon Conjoint qui vient visiblement de la sortir des compartiments de rangement. D’autres couples en ont fait de même et s’y emmitoufflent, serrés les uns contre les autres. 

J’hésite. 

— Tu… tu en veux un bout ? je propose timidement. 

Adrien secoue la tête. 

— Non, c'est bon. La dixième cité est réputée pour son temps pourri, tu sais ? Je suis habitué à la pluie. Tu devras en faire de même. 

— Hm… 

Je déplie la couverture et l’enroule autour de moi avec soulagement. Je n’aime pas beaucoup l’humidité. 

L’orage continue de gronder au loin et l’aéronef est régulièrement secoué par de violentes rafales de vent. Je ne me sens pas très rassuré. Mais le Système ne nous aurait pas laissé décoller s’il y avait un réel danger. Bizarrement, la présence d’Adrien à côté de moi me rassure. J’aimerais presque qu’il me tienne la main comme tout à l’heure mais n’ose pas lui demander. 

La tempête se calme un peu après une heure de vol et nous recevons chacun une ration de dîner. Puis un conseiller de la dixième Cité traverse la rangée, des enveloppes portant le sceau du Système à la main. Il s’approche de chaque couple pour leur tendre l’une des enveloppes. Elles contiennent tous les détails de nos futures vies. 

Une nouvelle bouffée d’angoisse me prend. Ces enveloppes comprennent notamment la description du métier que nous allons commencer à exercer ou à apprendre dès le lendemain. Je sais que le Système attribue à chaque citoyen la profession qui lui correspond et dans laquelle il sera le plus utile pour la société. Mais, après ce qui vient de se produire, je crains une nouvelle surprise aussi désagréable. 

— Adrien et Maxence. 

L’homme nous jette un regard un peu gêné et s’empresse de nous donner l’enveloppe pour s’éloigner. Je me recroqueville sur mon siège. J’ai toujours détesté attirer l’attention. 

Adrien reste indifférent et déchire l’enveloppe pour en sortir le paquet de feuilles. Il ne regarde même pas la feuille présentant notre future maison. Toutes les cellules familiales sont globalement identiques dans la Décapole et seule la localisation qui y est indiquée nous servira. Mon Conjoint saisit avec plus d’attention le document décrivant nos futures professions et la parcours avec soin. Il ne fait aucun commentaire et me la tend finalement. Je passe directement à la partie me concernant et découvre que je travaillerai au centre de préparation de la nourriture. Je me détends soudain et laisse échapper un soupir de soulagement. Ce poste me semble assez facile et il est utile. Les horaires ne sont pas contraignants. J’aurais pu tomber bien pire. 

Curieux, je m’intéresse à l’attribution d’Adrien et ouvre de grands yeux. 

— Tu vas recevoir une formation d’ingénieur en électronique ? je m’exclame. Tu dois être intelligent. 

Mon Conjoint hausse les épaules pour toute réponse. 

Une autre ligne attire mon attention. Elle concerne le nombre d'enfants autorisés pour notre couple et son sexe. 

— Tu as vu ? je m’étonne. Nous avons le droit d’avoir une fille ! 

— Merveilleux. 

Il a gardé un ton neutre, mais j’ai l’impression d’avoir perçu une certaine ironie qui me surprend. Ses yeux gris croisent les miens avant de regarder à nouveau ailleurs avec indifférence. 

Le Conjoint (bxb) [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant