— Et si elle ne me plaisait pas ?Ces mots s'échappent soudain de ma bouche avant que je ne parvienne à les retenir. Je les regrette aussitôt. Douter ne me ressemble pas.
Mon père secoue la tête, réprobateur. Ma mère sourit avec confiance et pose une main sur mon épaule. Je sens mes muscles se détendre un peu sous sa douce étreinte.
— Elle te plaira, Maxence. Il ne pourrait en être autrement. Le Système est infaillible.
Sa voix est pleine de conviction et j'acquiesce automatiquement.
— Je le sais ! Mais... Et si...
J'hésite à poursuivre, ne sachant comment exprimer correctement mon trouble. Je lève des yeux perdus vers mes parents en triturant le col de ma chemisette qui m'étrangle. Nous sommes tous les trois habillés pour sortir car le départ est tout proche, maintenant. Nos bracelets pourraient sonner d'un instant à l'autre et je jette un regard neveux sur le mien. Ma mère est assise à mes côtés sur le canapé, revêtue de sa robe grise des jours de fête. Ses longs cheveux bruns sont noués en un strict chignon. Mon père se trouve en face de nous, trônant comme d'habitude dans l'imposant fauteuil en cuir du chef de la cellule famille. D'un geste, il ajuste son brassard de correspondant local du Système qu'il ne manque jamais de porter pour les cérémonies. La scène est si familière, si rassurante, que je peine à croire que tout va changer. Ce soir, pourtant, j'occuperai une place similaire à la sienne. Je serai assis au même endroit que mon père, mais dans un autre foyer, avec une inconnue en face de moi. Une inconnue avec qui je passerai le reste de mon existence et qui mettra au monde les enfants que nous serons autorisés à engendrer.
Je me crispe à nouveau, terrifié par cette dernière perspective à laquelle j'aurais préféré ne pas penser.
— Tu as peur que personne au monde ne te soit destiné.
Mes yeux s'agrandissent. D'une simple phrase, mon père a parfaitement exprimé l'angoisse qui me tiraille depuis plusieurs semaines.
— Oui, je murmure, honteux.
Le temps continue d'avancer. Je baisse les yeux sur mes doigts recroquevillés par l'inquiétude. Mes ongles s'enfoncent dans ma peau au point d'y laisser de fines marques rouges. J'ai le ventre noué et la gorge sèche. Je voudrais pouvoir revenir un ou deux ans en arrière, à une époque où mon avenir ne me causait pas la moindre appréhension.
À ma grande surprise, mes parents se mettent à rire en même temps en échangeant un regard complice.
— Mon chéri, dit ma mère avec un sourire indulgent. Toutes les personnes que je connais ont ressenti cette même crainte au même moment.
Stupéfait, je me tourne vers mon père, cet homme qui n'a jamais peur de rien.
— Même toi ?
Il hoche la tête d'un air à la fois grave et amusé.
— Bien évidemment ! Je n'ai pas fermé l'œil la nuit précédant ma propre cérémonie d'accouplement. Je me suis persuadé pendant plusieurs heures que j'étais parfaitement défectueux et que je finirai seul pour le reste de mon existence. Puis le nom de ta mère a été appelé au tout début de la cérémonie et elle s'est avancée vers moi d'un petit pas timide. Dès que mes yeux se sont posés sur elle, j'ai compris à quel point j'avais été idiot.
Il tend les bras pour serrer les mains de ma mère dans les siennes. Leurs doigts se nouent dans une étreinte aussi discrète que tendre. L'affection que je vois entre eux me rassure. Dans quelques heures, je rencontrerai à mon tour la Conjointe avec laquelle je passerai le reste de mon existence. Le Système me l'attribuera selon de savants calculs aussi bien physiques que comportementaux. Aucune erreur ne sera possible.
Ma mère se tourne à nouveau vers moi et prend ma main dans la sienne.
— La cérémonie rassemble tous les dix-huit ans de la Décapole. Vous serez plusieurs dizaines de milliers de jeunes à accoupler. Le Système a largement le choix pour sélectionner celle qui sera pour toi.
J'opine à nouveau du chef.
Mon père se penche en avant et saisit mon autre main. Nous sommes à présent reliés tous les trois, comme la famille que nous n'allons bientôt plus former.
— Nous sommes des privilégiés, Maxence. Ne l'oublie jamais. Nous seuls vivons dans la paix et l'harmonie.
Je presse les doigts de mes parents en parvenant même à esquisser un début de sourire. J'ai bien sûr conscience de la chance que j'ai de vivre dans la Décapole, sous la protection du Système. Rien de mal ne pourra jamais m'arriver, ici.
Je pousse un soupir et m'adosse plus confortablement contre le canapé réglementaire. Les paroles de mes parents m'ont suffisamment réconforté pour que le poids qui pesait sur mon estomac depuis quelques jours se soulève un peu. Je me surprends même à ressentir l'espace d'un instant une pointe d'impatience qui disparaît cependant aussi vite qu'elle était venue. Contrairement à certains de mes camarades, comme Jean, mon ami le plus proche, je ne me suis jamais vraiment intéressé aux filles et j'ai encore moins perdu mon temps à essayer de deviner avec quel genre de personne je me retrouverai lié. Je me suis toujours dit que j'aurais le temps pour ça plus tard, lorsque je serai accouplé. De toute façon, ma Conjointe ne pourra être originaire que d'une autre Cité et il est fort peu probable que je puisse l'avoir un jour déjà rencontrée. Les habitants des différentes cités ont peu d'occasions de se mêler.
Quand nos bracelets sonneront-ils ?
À la quête d'une distraction bienvenue, je tourne mon visage vers la fenêtre. Le temps est incertain, comme s'il s'était assorti à mon humeur inquiète. Il ne pleut pas encore, mais de lourds nuages noirs se rassemblent dans le ciel. J'espère que la pluie ne viendra pas gêner la cérémonie. Nous allons passer de longues heures en extérieur.
Trois grands bips s'élèvent au moment où je ne m'y attendais plus et je sursaute violemment. Je tourne le bras pour regarder le bracelet à mon poignet qui me relie en permanence au Système. Son écran rond affiche en lettre capitale "DÉPART POUR L'AMPHITHÉÂTRE". Si je cliquais deux fois sur sa surface, l'itinéraire à suivre pour le rejoindre s'afficherait. Je n'ai pas besoin de le faire. Comme tous les Citoyens de la deuxième Cité, je pourrais m'y rendre les yeux fermés. Je ne me souviens pas d'avoir un jour ignoré son emplacement.
Mes parents se lèvent et je les imite avec une seconde de retard, le cœur battant. L'heure est venue de nous mettre en route. Je frissonne et jette un dernier regard au salon parfaitement ordonné. Lorsque j'en aurais franchi le seuil, il cessera d'être mon chez-moi. Bien sûr, toutes les maisons de la Décapole sont construites et meublées sur un modèle semblable. Mais la table blanche ne sera pas celle sur laquelle j'ai pris tous mes repas depuis que je suis en âge de me tenir sur une chaise. Le canapé ne comportera pas la tâche que j'avais un jour faite en renversant du sirop, alors que j'étais encore un Petit. Le tapis sera propre et neuf, dépourvu de toute histoire. Et je ne vivrai plus avec mes parents. J'ignore si je remettrai seulement un jour les pieds ici lorsque j'aurais fondé ma propre famille. Probablement pas. En tant qu'adulte, je n'en ressentirai plus le besoin.
— Tout va bien se passer, Maxence, m'assure une nouvelle fois ma mère lorsque je la rejoins dans l'entrée.
Je ne demande qu'à la croire. Mes doigts continuent cependant à trembler et je dois m'y prendre à plusieurs fois avant de réussir à lacer correctement mes chaussures de Garçon.
VOUS LISEZ
Le Conjoint (bxb) [terminée]
RomanceDans un futur lointain, les êtres humains vivent sous le contrôle du Système qui dirige tous les éléments de leur vie. L'année de ses dix-huit ans, chaque citoyen est accouplé à une citoyenne. Le jour où vient son tour, Maxence se retrouve cependant...