Chapitre 2

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 La panière de linge est presque entièrement repassée et l'odeur qui émane de la cuisine m'indique que Madame Fuentes a passé la matinée en cuisine.

— Laisse le repassage de côté je terminerai, on va passer à table.
J'éteins le fer et pousse la planche à repasser contre le mur du salon avant de prévenir monsieur Fuentes que nous allons manger. Nous dressons tous les trois la table, Madame Fuentes apporte un plat et nous sert un à un, la voix plaintive de son mari la coupe dans son élan.
— Oh du chili con carne, tu ne veux pas faire autre chose ?
Madame Fuentes lève les yeux et lui répond qu'il n'a qu'à cuisiner lui-même s'il n'est pas content. Je ris de leurs chamailleries et entame mon assiette. Madame Fuentes est une très bonne cuisinière et c'est le meilleur chili con carne qu'il m'ait été donnée de manger.
— Tu travailles encore de nuit ce soir ? m'interroge-t-elle.
La bouche pleine, je me contente de secouer la tête de gauche à droite.
— Bien, je n'aime pas que Juan t'impose ces heures si tardives, je ne suis pas rassurée de te savoir rentrer si tard.
Monsieur Fuentes lui répond que je ne risque rien et que Juan ne m'imposerait pas de travailler de nuit s'il y avait des risques.
— Oh Manuel peut-être qu'il n'y a aucun risque pour toi, mais on parle d'une fille qui ne vient pas d'ici. N'importe lequel de ces garçons de gang n'en ferait qu'une bouchée.
Je m'étrangle presque.
— De gang ?
Elle tourne la tête vers moi et sourit.
— Oh niña, je veux bien que tu sois étrangère mais j'imagine que tu ne viens pas des beaux quartiers.
Pas des beaux quartiers, c'est peu dire. Mais je pensais que ces histoires de gang se déroulaient plutôt... Je ne sais pas vraiment à vrai dire,je pensais naïvement que ça n'existait pas, en tous cas, pas si près.
— Donc il y a un gang ici ?
Monsieur Fuentes prend la relève.
— Pas qu'un seul. Mais si on devait citer les principaux et surtout les plus près de chez nous on parlerait des Los Escorpiones.
Madame Fuentes le coupe, rétorquant que je n'ai pas besoin de savoir tout ça.
— Si elle veut vivre ici il faut au moins qu'elle connaisse l'histoire de notre quartier.
Tout en posant sa fourchette il reprend:
Los Escorpiones, Les Scorpions, vivent ici depuis des générations, à l'origine c'était une histoire de famille. Puis au fur et à mesure les membres se sont peu à peu diversifiés. Une genre de police à qui on fait vraiment confiance, tu vois ? Ils veillent à ce que tout se passe bien dans le quartier. Rien de plus.
Je réalise que je n'ai pas touché à mon assiette depuis que le mot « gang » a été prononcé.
— Jusqu'au jour où, deux membres de Los Escorpiones se sont disputés. Le fils de l'un d'entre eux devait épouser la fille de l'autre mais celui-ci en a mis une autre enceinte.
Madame Fuentes rétorque que tout cette histoire n'a commencé qu'à partir de l'ego de deux hommes bien trop fiers.
— Le père de la jeune fille à marier voulant réparation, a contraint l'autre père à lui verser une somme conséquente en échange de la rupture des fiançailles.
Je ne sais pas de quand date cette histoire, mais savoir que des hommes peuvent ainsi monnayer leurs propres enfants me débecte.
— Tu imagines bien que l'autre homme à refuser.
Monsieur Fuentes s'arrête, comme si l'histoire était terminée.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Monsieur Fuentes prend une grande fourchette de chili qu'il enfourne dans sa bouche, laissant le suspense planer.
— Le gamin est mort, mija et sa petite amie enceinte aussi.
Je porte la main à ma poitrine et repousse mon assiette, je n'ai plus faim.
— Le père du gamin, a décidé de quitter le gang et s'est affilié avec un autre d'un quartier voisin. Los Tiburones, Les Requins. Depuis ce jour, les deux gangs sont devenus des ennemis mortels.
Je réalise qu'ils parlent bel et bien de notre quartier, là où je vis et où je travaille! Ce même quartier où je rentre de nuit une à deux fois par semaine merde!
— Regarde là, elle est toute blanche. Tu lui as fait peur Manuel ! s'exclame Madame Fuentes.
Elle me sert un verre d'eau et frotte tendrement mon épaule.
— Ne t'inquiète pas Ruby, tu ne risques rien. Les Scorpions sont inoffensifs, ils n'attaquent que les Requins.
Tout un tas de scénarios défilent dans ma tête. Et si Los Tiburones, enfin, Les Requins débarquent ?
— Il y a souvent des altercations entre eux ?
Le silence pesant en dit long.
— Rentre simplement vite le soir et ne t'accoquine pas avec l'un d'entre eux.
Je fronce les sourcils.
— Comment je suis supposée savoir qu'ils font partie d'un gang ?
Madame Fuentes me répond que Les Requins ne traînent jamais ici mais dans le doute elle m'informe qu'ils portent tous une dent de requin en guise de pendentif autour du cou et qu'ils en sont très fiers.
— Des vraies dents ?
Monsieur Fuentes hoche la tête.
— Et Les Scorpions, comment est-ce qu'on les reconnaît ?
Monsieur Fuentes remonte la manche de sa chemise

— Ils ont tous un scorpion tatoué quelque part, c'est souvent visible. La plupart d'entre eux l'ont sur le dos de la main, la queue s'étend généralement le long du pouce. Impossible de les rater.
— Maintenant on arrête de parler de tout ça et on mange, lance sévèrement Madame Fuentes.


Aujourd'hui je suis chargée de stocker les rayons. Je n'aurai pas supporté de passer l'après-midi derrière le comptoir à ressasser la conversation du midi. Des gangs ? Soudainement je pense à ce qu'il s'est passé hier soir et à ce jeune homme, est-ce qu'il fait partie de ce gang ? J'essaie de me rappeler du mieux que je peux mais je ne crois pas l'avoir vu avec un tatouage, ou avec une dent de requin. À vrai dire, je n'y ai pas vraiment fait attention. Madame Fuentes a raison, il suffit que je reste loin de tout ça, je n'ai pas à m'inquiéter.
— Ruby ?
C'est Carmen, la femme de Juan qui m'appelle depuis le comptoir. Je sors des rayons et la rejoins.
— Qu'est-ce que tu dirais d'un allégement de tes heures ici ?
Je passe une mèche de cheveux derrière mon oreille, nerveuse. Ça y est, elle veut me virer, elle a vu que je ne faisais pas l'affaire.
— Disons que j'ai besoin d'argent.
Elle sourit et m'assure qu'il n'y aucun problème avec ça.
— Je te propose de travailler dans l'association que gère ma sœur, je t'en ai déjà parlé.
Carmen m'a en effet parlé de cette association. C'est un genre de centre où beaucoup d'enfants se retrouvent après l'école, et pendant les vacances, mais aussi les week-ends. L'association y propose des activités sportives, des cours de soutien et tout un tas d'autres trucs sympas pour les jeunes du quartier qui ne peuvent pas se permettre de faire grand-chose, faute d'argent.
— Tu lui offres deux heures de ton temps deux fois par semaine et en échange on t'offre un jour de repos en plus par semaine, pour le même salaire.
Je cherche un instant si sa proposition vaut le coup.
— Pour y faire quoi ?
Carmen fait le tour du comptoir.
— Tu étais bonne à l'école non ?
Je hoche la tête.
— Tu pourrais aider les gamins avec leurs devoirs ?
Je réponds à nouveau par la positive.
— Super, ma sœur cherche des jeunes comme toi pour l'aider et ça ne court pas les rues. Je vais lui dire que tu es partante.
Je repasse en rayon pour ranger le reste des boîtes de conserve. Un jour de repos en plus par semaine pour le même salaire en échange de quatre heures d'aide aux devoirs ? Je suis carrément gagnante. Et je dois avouer que ça doit être plus stimulant qu'encaisser des gens à longueur de temps.


Lucrecia, la sœur de Carmen, est ravie que je vienne lui donner un coup de main. Elle m'a fait visiter les locaux et m'a présentée aux autres membres de l'association. Elle a l'air très excitée à l'idée qu'une nouvelle tête débarque. Il y a sept ans, ne voulant pas quitter sa ville natale à la fin de ses études, elle a crée sa propre entreprise. Lucrecia n'a pas trente ans, c'est une très belle femme. Elle ressemble beaucoup à Carmen, en rousse. Couleur artificielle qui lui va très bien.
— Il manque une ou deux personnes mais tu les verras dans les jours à venir.
Il est quinze heures, les enfants commencent à sortir de l'école et les locaux commencent à se remplir. Certains s'attroupent autours des bornes de jeux, d'autres autour des activités créatives et le reste se rejoignent dans la cour arrière pour jouer au foot.
— Tiens, cette salle est réservée aux devoirs. Les enfants y vont d'eux-mêmes.
Contrairement à ce que j'imaginais, un bon nombre d'entre eux s'engouffrent dans la salle.
— Beaucoup de parents ne sont pas allés assez longtemps à l'école pour les aider, certains ne parlent pas correctement notre langue alors les enfants se jettent sur l'aide qu'on peut leur apporter, me lance Jules, un autre membre de l'association qui, je crois, s'occupe du sport.
— C'est génial ce que vous faîtes pour eux.
Il me sourit.
— Ce que tu fais pour eux aussi maintenant.

Dusk 'till DawnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant