2/ Une jeune fille avisée

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Bruyante. Avant d'être sale et peuplée d'une multitude d'êtres du plus stupéfiant au plus abjecte, Londres est bruyante. C'est ce que remarque Jane Shaw en débarquant sur la petite place fangeuse où se trouve la pension dont lui a parlé son oncle.

Elle regarde par deux fois l'adresse notée sur un bout de papier pour être sûre qu'elle ne s'est pas trompée. Mais non. C'est bien là. Le bâtiment haut de deux étages se trouve bien là où il devrait être. Sauf qu'il est entièrement noirci par les effets d'un incendie. Des étais de bois l'empêche de s'effondrer tout à fait sur les bâtiments voisins. La pension n'existe plus.

Jane l'ignore, mais la disparition de cet établissement est une chance pour elle, car il avait la réputation de n'être que l'antichambre des bordels environnants. D'ailleurs, la rumeur laisse entendre que c'est une ancienne pensionnaire déchue qui y aurait mis le feu

N'ayant conscience de tout ceci, Jane pense simplement que son séjour à Londres ne commence pas sous les meilleurs auspices. La voilà dans cette immense ville sans toit sur la tête ! Bon. Elle réaffirme sa poigne sur son sac de voyage et décide de se rendre chez Mme Oliver, la blanchisseuse. Peut-être pourra-t-elle lui donner une autre adresse pour se loger. Il doit bien y avoir d'autres pensions dans cette pieuvre asthmatique !

Jane ne remarque pas l'homme qui lui emboîte le pas.


La jeune fille s'est perdue. Évidemment ! Les indications que des passants lui ont données étaient très vagues. Elle a dû tourner au mauvais embranchement. Elle se retrouve dans un quartier encore plus sale que le précédent. Et elle se doute qu'elle ne va pas tarder à avoir des ennuis si elle n'en sort pas rapidement. Elle fait demi-tour.

— Et où elle va comme ça, la p'tite dame ?

Pas manqué ! Bon. Garder son calme et éviter d'être acculée. Et puis, avoir son arme prête. Car Jane est une jeune fille avisée. Avant de partir pour la capitale, elle a aussi entendu tout ce que l'on en dit. Les quartiers malfamés. Les jeunes filles qui disparaissent un pied à peine sorti de la gare. Les meurtres et les vols. Alors Jane a demandé à M. Robertson, un ami de son père, qu'il lui procure quelque chose pour se défendre. Quelque chose qu'elle pourrait utiliser sans peine.

Car Jane n'est pas seulement une jeune fille avisée. Elle est aussi une jeune fille entraînée.

Son père, bien qu'il n'en ait jamais rien dit de son vivant, aurait rêvé avoir un garçon. Au lieu d'attendre un hypothétique héritier, il s'était amusé à faire de sa fille adorée, un petit soldat miniature.

Il lui avait appris à se battre à mains nues, mais pas seulement. Il l'avait initiée au maniement de l'épée. Quelques leçons seulement. Jusqu'à ce que Mme Shaw ne mette fin à cette lubie maritale dangereuse pour son unique enfant. Le bâton avait remplacé l'épée tant admirée par la fillette. Les leçons avaient continué. Il n'était pas allé jusqu'à lui mettre une arme à feu dans les mains. Il était mort avant.

Cependant, pour conserver le seul héritage que lui ait légué son père, Jane avait persisté dans son entraînement. Au départ, parce qu'elle ne voulait pas oublier celui qui lui manquait horriblement. Chagrin de petite fille triste et têtue. Puis, parce qu'elle y avait pris goût. Elle aimait la force physique que cela lui conférait. Force qui confortait la droiture qu'elle s'efforçait d'avoir et de développer grâce aux enseignements de sa mère.

Aussi, à l'adolescence, au moment où les jeunes filles rêves de robes à volants et minaudent en présence du moindre regard masculin, M. Robertson, ancien soldat lui-même, devenu notaire, lui avait donné des leçons d'escrime de guerre et de tir au fusil. En secret, bien sûr. N'importe qui d'autre aurait refusé de suivre ce que d'aucun aurait pu prendre pour un caprice ou une fantaisie malsaine de la jeune fille. Mais M. Robertson avait deux bonnes raisons de l'aider.

D'abord, il avait été l'un des meilleurs amis du capitaine Shaw. Si ce n'est le meilleur. Il lui devait même la vie. Ensuite, il avait un secret que Jane avait découvert, mais n'avait jamais dévoilé. Elle ne l'aurait jamais fait, et ne l'aurait même jamais utilisé pour obtenir quoi que ce soit de lui. Il le savait.

Ce secret avait fait naître une vraie complicité entre eux. M. Robertson appréciait cette jeune fille telle qu'elle se rêvait : forte et intelligente. Et puis, il appréciait d'achever l'œuvre de l'homme qu'il avait aimé en silence, car oui, M. Robertson avait aimé plus que de raison M. Shaw, sans jamais rien dire à personne.

D'ailleurs, il avait sur lui en permanence, la balle extraite par Shaw sur un champ de bataille lointain. Balle qui lui avait abîmé la hanche au point de l'empêcher de retourner au combat alors que Shaw repartait. Il avait aussi une lettre. La dernière. Celle arrivée à bon port alors que son expéditeur était déjà mort. Celle qui parlait de tenir bon malgré l'adversité et la lassitude. Celle qui lui demandait aussi de prendre soin de sa famille s'il ne revenait pas. Shaw avait-il compris qu'il mourrait bientôt ? Probable.

En tout état de cause, Robertson avait fait ce qu'il pouvait pour Jane. Il avait perfectionné l'entraînement de la jeune femme. Ce qui avait eu deux conséquences déterminantes sur l'existence de Jane Shaw. La première était qu'elle avait très rapidement eu une réputation de garçon manqué qui avait écarté un certain nombre de prétendants lorsqu'elle avait commencé à être en âge de se marier. La seconde conséquence était qu'elle avait rarement peur. Enfin, pas totalement ! Son esprit ne se bloquait pas face à la menace. Au contraire ! Allié à son instinct de survie et à son entraînement, il lui donnait souvent l'avantage sur un adversaire qui la sous-estimait toujours. Comme ici.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant