81/ Une fin heureuse ?

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Une fois au courant, Lady Stratton exige que son médecin examine le Comte avant qu'il ne quitte son domicile. Elle ne voudrait pas qu'il meure en prenant un fiacre. En réalité, elle espère qu'en le gardant un peu plus, elle parviendra à faire se renouer les fils qui unissaient sa fille et Marcus Carver-Hill avant toutes les tragédies qui les ont accablés.

— Le médecin a bien dit qu'il vous fallait du repos, Comte. Et que vous cessiez de vous battre. Il a remarqué des blessures anciennes. Êtes-vous devenu fou, my lord ? s'exclame Lady Stratton à la table du déjeuner. Vous n'êtes pas sans savoir que les rumeurs vont déjà bon train à votre sujet.

Marcus hausse les épaules avant d'avaler une bouchée du rôti que Mme Martins a spécialement fait pour lui. Il jette un bref regard à Jane qui reste concentrée sur sa propre assiette.

— Je vais faire appeler le Comte Grisham. Il viendra vous chercher en début d'après-midi. Mais avec votre visage dans cet état, je ne sais pas comment vous allez éviter le scandale ?

— Je quitte Londres dès demain. Personne ne me verra dans cet état.

— Vous quittez Londres ?

— La saison parlementaire est terminée et j'ai à faire au domaine de Farmor.

— Tiens, Jane, cela me fait penser. Becker-Smith doit-il nous rendre visite aujourd'hui avant son départ ?

— Peut-être, mère. Vous savez comme il est.

— Déterminé.

— Très.

— Qui est ce Becker-Smith ? demande Marcus un peu plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu.

— Un prétendant sérieux de ma fille, monsieur le Comte. Un américain des plus intéressants. Il lui a demandé sa main et voulait l'emmener loin de moi... Vous rendez-vous compte ? Ma Jane !

— Il m'a donné du temps, mère. Peut-être que si dans quelques années, je me sens seule, je voyagerai et j'irai le retrouver. Après tout, les américaines le font bien...

Marcus fait grincer la lame du couteau dans l'assiette et manque de casser son verre en le reposant sur la table après avoir bu son contenu d'un seul trait. Il n'a toujours pas dit à Jane qu'il l'aimait, mais cet aveu sur la raison de ses combats était clair ? Non ? Il pensait avoir réussi à fendre la carapace de la jeune femme. Il s'aperçoit qu'il n'en est rien. Pendant qu'il tentait de l'oublier, elle a manifestement choisi de porter son intérêt ailleurs. Il est furieux d'avoir cru...

— Je crois que je vais vous quitter plus tôt que prévu, dit alors Carver-Hill en se levant. Je viens de me rendre compte de tout ce qu'il me reste à faire avant mon départ.

— Et bien partez, Comte. Et évitez mes buis la prochaine fois que vous cherchez votre chemin dans Régent Park, dit sèchement Eugénia qui ne comprend décidément pas cet homme.

Une fois seules, les deux femmes se regardent.

— Si l'Amérique n'était pas si loin, je vous dirais bien de suivre Becker-Smith. Au moins, lui n'a pas peur d'avouer ce qu'il ressent.

— Le problème, c'est qu'il ne ressent rien.

— Vraiment ?

— Il désire me posséder, dit calmement Jane en avalant une bouchée.

— Ces américains. Toujours à vouloir se démarquer ! Ne pouvait-il pas vous dire qu'il était fou de vous ?

— Oh, il m'a dit des choses bien plus... intéressantes, croyez-moi. Mais je refuse l'amour tiède et sans passion de Becker-Smith. Carver-Hill ne parvient pas à dominer son besoin de moi, sans pour autant arriver à m'avouer ses sentiments. Je l'aime, mais c'est un imbécile. J'ai le cœur en charpie, et il ne fait rien pour remédier au problème. Je ne veux pas de cela non plus. Je n'ai que 22 ans. Je trouverai bien chaussure à mon pied. Et si cela n'arrive pas, il me restera Sir Stevenson.

— Sir Stevenson ! s'exclame Lady Stratton. Ne me dites pas que vous l'avez revu ?

— Si. Et c'était aussi bon que la première fois. C'est un amant exceptionnel.

— Mais comment ?

— Le hasard a voulu qu'il soit à Londres quand j'en avais besoin.

— Jane !

— Je ne me suis pas compromise, my lady. Ne vous méprenez pas. Comme le dit Stevenson : « il y a bien des manières de jouir du corps » et il en connaît un certain nombre.

— Mais vous me feriez rougir, jeune fille ! Cessez cela, voulez-vous. Je sens mon cœur qui s'affole à tenter de me remémorer mes belles années.

Jane sourit.

— Cet après-midi, nous irons nous promener dans Régent Parc. La journée s'annonce belle et fraîche. Ce sera très plaisant. D'autant qu'il y aura moins de monde que ces derniers mois. La saison s'achève.


La journée est effectivement belle. Lady Stratton s'est laissée convaincre d'utiliser ce fauteuil à roulettes que lui a trouvé son médecin. Elle a l'impression d'être si vieille alors qu'elle a à peine 60 ans. Mais c'est ainsi. Elle ne s'est pas épargnée. Elle a vécu une belle vie. Un peu solitaire mais ces dernières années ont été foisonnantes de surprises et de rebondissements.

Elle se laisse pousser sur l'allée et elle ferme les yeux en offrant son visage aux rayons caressants du soleil. Lady Stratton ne sent pas qu'elle part. Elle s'endort simplement et ne se réveille pas.

Jane s'en rend compte au bout de la deuxième question sans réponse.

Alors elle s'arrête. Elle se met face à sa mère et la prie gentiment de se réveiller en sachant au fond que cela ne sert à rien. Elle finit par s'asseoir à ses pieds au milieu de l'allée. Et sous les yeux des promeneurs curieux, elle enlace la taille de sa mère, pose sa tête sur ses genoux et pleure en silence.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant