82/ Naissance d'une marquise

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La nouvelle Marquise d'Ormondis se tient seule sur le premier banc de l'église. La vieille cousine qu'Eugénia a visité cet hiver est trop âgée pour venir jusqu'ici sans craindre le pire. Et sa petite fille est morte avant son mariage.

La lignée de sang des Stratton est presque éteinte. Il ne restera bientôt que Jane. Jane, la fille adoptive. Elle sent déjà les regards inamicaux dans son dos. La tempête va bientôt rugir. Heureusement elle aura l'été et le début de l'automne pour s'y préparer. Elle saura mater ceux qui demeurent à Londres. Les autres, elle les attendra de pieds ferme à l'ouverture de la prochaine saison.

Étrangement, elle n'a pas peur. Elle n'appréhende pas les combats à venir. Au contraire. Ils lui permettront de mettre son cœur en veilleuse. Elle sera la guerrière que souhaitait Eugénia. Elle lui fera honneur et s'acquittera des devoirs qui lui incombent avec brio. Elle veut pouvoir être fière d'être devenue celle qu'espéraient ses mères.

Alors que le murmure des invités diminue à l'arrivée du prêtre, une personne se déplace jusqu'à Jane et s'assoit près d'elle sans y avoir été invitée. Puis une seconde, plus petite fait la même chose de l'autre côté. Le Comte Grisham, haute silhouette couronnée de soleil, prend la main de la jeune endeuillée sans la regarder. Camilla lui prend l'autre main en lui souriant.

Jane offre un maigre sourire de réconfort, mais à l'intérieur, elle sent une douce chaleur l'envahir. Elle n'est pas totalement seule. Elle a des amis. Elle ne doit pas l'oublier.

Elle tourne brièvement le visage vers l'un des bas-côtés de l'église et croise les mines graves de Joséphine et de Mme Oliver qui ont accepté de venir et de se joindre aux domestiques de Lady Stratton pour la messe. Jane sait aussi que quelque part, il y a également M. Robertson et son valet. Peut-être même Sir Stevenson, qu'elle a prévenu par courtoisie.

Tous sont là pour rendre hommage à Eugénia, bien sûr, mais surtout pour la soutenir, elle, Jane Stratton, dernière marquise d'Ormondis.

— Votre mère va en faire une syncope, murmure Jane à l'intention de Camilla qui dissimule aussitôt son sourire dans sa main.

— Je suis en froid avec ma mère, Jane. Son comportement envers vous et envers mon fiancé est impardonnable. Je la laisse me mener une guerre sans merci. Il faut bien que je gagne quelques batailles.

— La victoire est proche, dit alors Grisham. Le mariage sera notre triomphe à tous... Si on m'avait dit que je clamerais cela un jour, je ne l'aurais pas cru.

— Nous changeons tous.

— Sauf mon frère, dit Camilla de manière sinistre.

Jane n'a pas le temps de répondre, le prêtre commence son oraison. C'est mieux ainsi. Qu'aurait-elle pu dire, de toute façon ? L'absence de Caver-Hill lui pèse de plus en plus, mais contre cela, elle ne peut rien. Même la détermination de Becker-Smith n'a pas réussie à la détourner du Comte.

Elle espère donc juste que Marcus est là, lui aussi. Près de sa mère, ou perdu dans la foule. Eugénia l'aurait voulu. Elle avait de l'affection pour lui. Beaucoup. Il ressemblait tellement à son ancien amant. C'était plus fort qu'elle. Et Jane ne peut pas plus lutter qu'Eugénia. Encore moins, en fait, tant son amour pour lui est puissant. Les hommes de la famille Carver-Hill semble avoir une aura magnétique à laquelle il est bien difficile de résister.


Jane n'en peut plus de recevoir des hommages. Feints ou non, cela l'épuise. Puis, enfin, le prêtre vient vers elle et lui dit quelques mots de réconfort. Ses yeux cependant, sont sévères et montrent qu'il n'approuve pas sa seule existence. C'est que Lady Eugénia Stratton n'était pas la meilleure des paroissiennes. Et cette adoption sur le tard, même approuvée par la reine, dérange plus d'un noble de sang. Jane offre à l'homme d'église, un regard aussi glaçant que le sien, ce qui a le mérite d'atténuer immédiatement son mépris. Elle n'est peut-être pas née noble, mais elle a appris à l'être. Et finalement, ça n'est pas si difficile.

— Mlle Stratton, je suis peiné par votre perte. Je sais combien vous étiez attachée à Lady Stratton.

La voix grave qui s'est élevée dans son dos la fait frissonner. Il est venu.

— Merci, Sir Stevenson. Je suis effectivement très touchée par la disparition de ma mère.

— Si votre chagrin est trop lourd à porter, vous savez où me trouver, dit-il simplement en s'inclinant poliment avant de s'éclipser. Son demi-sourire est sans équivoque.

Il sait comment Jane apaise colère et chagrin. Il sait qu'il ne l'offense aucunement en lui faisant cette proposition sans fard au pied de la tombe d'Eugénia. Il est même sûr que si la vieille dame les regarde de quelque part – Paradis ou enfer ? Il penche plutôt pour les Enfers -, elle doit bien s'en amuser.

Jane le regarde s'éloigner. Elle sait effectivement où le trouver quand il est à Londres. Il le lui a dit dans le fiacre, après leur dernière « entrevue ».

— Qui est-ce ? demande une voix grondante derrière elle.

Jane se retourne lentement. Marcus est devant elle. Très proche. À peine une main les sépare. Il a le visage encore abîmé et ne le cache que difficilement avec son chapeau et ses cheveux.

— Vous le sauriez si vous ne passiez pas votre temps à me fuir ou à vous cacher.

— Ai-je le choix ?

— Oui. Vous avez toujours eu le choix, Marcus.

Jane emploie à dessein le prénom du lord, pour lui faire comprendre la proximité qui les lie.

Il la fixe avec une telle intensité qu'elle se demande un instant s'il va réussir à ne pas l'embrasser ici, dans ce cimetière, alors qu'il reste encore des personnes pour les épier. Il finit par prendre un peu de distance. Un seul pas en arrière. La fuite encore.

Jane soupire et baisse les yeux, vaincue.

— Les inclinaisons de mon cœur n'ont pas changé, monsieur le Comte. Hélas, pour moi, les vôtres sont toujours aussi peu claires. C'est bien moi qui n'ait pas le choix, finit-elle par dire en se détournant pour quitter les lieux.

— Jane... l'entend-t-elle murmurer.

Elle s'arrête, puis reprend sa route. Il n'est pas prêt. Tant pis pour lui.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant