72/ Une mort annoncée

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La table est joliment mise. Mme Robinson a tenu à fêter dignement le retour de Jack dans la maison. Le repas n'est pas somptueux, mais abondant. Elle a fait le plat préféré de l'époux et le désert préféré de l'épouse. Jane sourit devant autant d'efforts.

Pour autant, elle sent que quelque chose ne va pas. Emma n'a pas décroché un mot depuis le début du repas. Elle qui était si volubile le matin même. Jane s'inquiète. Elle espère que son amie n'est pas en train de retomber dans la phase de mélancolie dont elle l'a sortie à son arrivée. Le terme n'est pas loin. Emma doit être en forme et forte pour l'épreuve qui l'attend.

Une fois le repas terminé, Emma se retire pour dormir. Elle demande à Jane de rester auprès de son époux. Elle sait qu'elle ne pourra pas s'empêcher de s'effondrer dans ses bras pour tout lui raconter si elles se retrouvent seules. Et elle n'a pas peur pour Jane. Tant qu'elle, Emma, ne dira rien, son amie est sauve.

Elle se couche seule et pleure dans son oreiller. Elle ne peut pas supporter ce qu'elle va devoir vivre désormais. La brutalité sous-jacente de cet époux qu'elle vient de découvrir avec horreur. cette absence d'amour. Ce dégout de l'autre. La vie misérable et désespérante qu'il lui réserve après l'accouchement. Comment pourrait-elle y échapper ?


Jane discute un petit moment avec Jack qui se montre charmant. La soirée est tranquille. Elle ne se doute de rien et ne voit pas le drame arriver. Personne ne le voit arriver. Même pas Jack, qui en est pourtant la cause principale.


Il fait froid. Très froid. L'humidité s'infiltre partout. Jane repousse ses couvertures et sort à regret du lit. Elle doit voir pourquoi l'air est glacé alors que la cheminée irradie encore dans la chambre.

Elle sort dans le couloir et aperçoit la porte d'Emma ouverte. Mue par un mauvais pressentiment, elle se précipite.

Emma n'est pas là. Sa fenêtre est ouverte en grand sur la nuit froide et pluvieuse. Jane referme le battant. Son regard plonge dans le jardin en contrebas où la pluie forme des rigoles sur la terrasse. Et elle la voit. Emma. Allongée sur le sol. Inerte. Auréolée de cheveux et de sang.

Jane hurle.


— Tenez-vous tranquille ! lance Jack affalé sur un fauteuil du boudoir de sa femme.

Jane s'arrête de faire les cent pas. Sa robe d'intérieur est tachée du sang de son amie qu'elle a aidé à porter jusqu'à la chambre. Ses cheveux son éparts et humides. Son visage est défait. Elle fixe son regard dur sur l'époux.

— Que s'est-il passé hier ?

— Rien. Il ne s'est rien passé ? Vous cherchez une raison alors qu'il n'y en a pas ! Vous avez échoué à rendre à ma femme la joie de vivre nécessaire à l'aboutissement de sa grossesse, ne me rendez pas coupable !

— Il s'est forcément passé quelque chose ! Elle était en bonne forme et heureuse quand je suis partie faire ma promenade ! Quand je vous l'ai laissée...

— Monsieur, madame, dit- alors le médecin en fermant doucement la porte de la chambre.

— Docteur ? Comment va-t-elle ? Et le bébé ?

— Pour l'instant, je ne peux pas vous dire si l'enfant est encore vivant. Mme Jolister a perdu beaucoup de sang et son corps n'a pas résisté à une telle chute. Je vais devoir pratiquer une opération délicate pour tenter de le sauver, lui. Madame Jolister risque de ne pas... de ne pas survivre à cette nuit. Je le crains. Elle a plusieurs membres cassés et certains organes internes semblent mal en point.

Jane porte ses mains à sa bouche pour s'empêcher de hurler. Elle tangue un instant et s'assoit lourdement sur un fauteuil. Jack est livide. Il fourrage dans ses cheveux et se dirige d'un pas déterminé vers la chambre, mais le médecin l'arrête.

— J'ai besoin que vous alliez chercher la sage-femme. Et puis, Emma n'a demandé qu'après Jane, murmure-t-il en fixant l'époux qu'il sent plus en colère que chagriné de ce qui arrive à sa femme.

Jane s'est relevée d'un bond.

— Si quelqu'un doit la voir, c'est moi, éclate Jack et repoussant la jeune femme derrière lui sans ménagement.

Jane se demande immédiatement si le Jack qu'elle connaît n'est pas qu'une façade. Qu'a-t-il fait à sa jeune épouse pour qu'elle veuille en finir alors même qu'elle est sur le point de donner la vie ?

— Je crains qu'elle ne veuille voir que Mlle Stratton, monsieur Jolister.

— C'est... parfaitement inadmissible !

— Ça ne l'est pas, dit Jane froidement. Si je découvre que vous lui avez fait du mal, Jolister, sachez que je vous le ferai payer.


Emma n'a plus qu'un souffle de vie en elle, mais elle parle. Et Jane apprend ce qui a poussé son amie à ce geste désespéré. Elle a envie de hurler sa rage. Elle a envie de frapper Jack Jolister jusqu'à ce que mort s'ensuive. Elle n'en fait rien. Elle reste près d'Emma. Lui caresse le front. Lui murmure des paroles de réconfort et d'apaisement alors que le sang coule encore, et que la douleur la traverse sans pitié. Elle lui tient la main pendant le long calvaire de souffrance qui la mène aux portes de la mort.

Emma pousse un dernier râle au moment où l'aube pointe. Elle ne voit pas le petit corps inerte et sans vie de l'enfant que l'on a enfin extirpé de ses entrailles. Elle ne saura pas qu'elle a porté une fille. Une jolie petite fille qui n'aura pas à se battre contre le monde injuste qui aurait pu être le sien.


Jane sort de la chambre, les mains tachées de sang, elle porte l'enfant dans ses bras. Elle a le regard dur de celle qui cherche vengeance. Elle fait face à l'ensemble de la famille Jolister : père, mère, sœur et époux qui la fixent, horrifiés.

Elle s'avance sans détour vers Jack et dépose le petit cadavre sur ses genoux.

— Votre œuvre, monsieur. Votre unique et misérable œuvre. Je sais tout. Je ne peux rien prouver et vous le savez. Mais sachez que je ferai désormais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous nuire.

Jane sort sur ces mots et claque la porte du boudoir. Elle a besoin de réconfort.


— Par Dieu, Jane ! Vous êtes blessée ? s'écrie M. Robertson en voyant Jane descendre avec maladresse de son cheval arrivé au galop.

— Non, M. Robertson. Je ne le suis pas. Emma... Emma est... commence-t-elle avant que sa voix ne se brise sur l'aveu impossible et qu'elle s'effondre.

Monsieur Robertson l'attrape et la porte dans ses bras jusqu'à l'intérieur de la maison. Emma voit alors la silhouette de Nelson sortir discrètement pour s'occuper de son cheval. Sa tenue ne laisse aucun doute sur les activités de sa nuit avec M. Robertson.

Dans son esprit brisé de chagrin, et alors que son cœur s'enveloppe d'une chape de glace impénétrable, Jane songe que son séjour ici n'aura pas été totalement inutile. il aura au moins permis à deux cœurs de se trouver.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant