17/ Une sollicitation inattendue

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Jane est abasourdie. Une femme d'une grande élégance se tient devant elle. Une lady qui a expressément demandé à la voir en privé alors que la réception n'est même pas finie. Ça n'a pas plu à l'intendant, qui est persuadé, comme tout le personnel d'ailleurs, que Jane a commis une énorme bourde. Mais dans ce cas, pourquoi un entretien privé ? Et au milieu d'une réception ? Jane se demande si la vengeance de son mystérieux gentleman n'est pas en marche. Peut-être que cette femme est de sa famille ?

Lady Stratton ne s'est pas expliquée. Elle n'a pas à le faire. Une marquise ne justifie pas ses actes auprès des domestiques. Elle exige avec plus ou moins de politesse, et ils exécutent. De toute façon, comment aurait-elle pu expliquer qu'elle devait parler immédiatement à Jane Shaw parce qu'elle craignait que la jeune femme ne disparaisse pour de bon cette fois ? Sans incriminer Lord Carver-Hill ? Sans dévoiler les efforts qu'elle a déployé pour obtenir cette entrevue ?

— Bien. Mlle Shaw, c'est bien ça ? Asseyez-vous je vous en prie, dit Lady Stratton en tapotant le coussin près d'elle.

Elle est assise sur une banquette d'un petit salon de la demeure du Duc de Heresfordshire. C'est à peine si on entend le brouhaha de la réception. Jane apprécie cet instant de calme, même s'il précède sans doute une tempête. Surtout s'il précède une tempête.

— Non merci, Lady Stratton. Je préfère rester debout, si vous le permettez.

— Avez-vous peur de ne pas vous relever à cause de la fatigue de cette soirée ?

— Heu... non. Madame. C'est juste que je préfère entendre les mauvaises nouvelles debout.

— Les mauvaises nouvelles ? Mais pourquoi... Oh ! Je vois. Vous craignez que votre emploi ne soit menacé à cause du Comte de Farmor, Lord Carver-Hill .

— Le Comte de Farmor ? répète difficilement Jane en déglutissant avec peine.

Un Comte ! Son gentleman mystère est un comte ! Il ne manquait plus que ça ! C'est de pire en pire ! Jane voit déjà s'éloigner le panneau de la gare annonçant Londres. Elle n'aura pas fait long feu dans la capitale, malgré tous ses efforts. Son visage se fige, et elle devient blême.

— Votre emploi est effectivement compromis. Mais pas à cause de ce monsieur, rassurez-vous.

— Pardon, madame, mais j'ai du mal à vous suivre.

— Je sais, dit Lady Stratton en souriant. Votre emploi est compromis à cause de moi. J'ai une proposition à vous faire.

Jane ouvre les yeux si grands que Lady Stratton a de la peine à garder son sérieux. Elle sent qu'elle va bien s'amuser avec cette jeune fille dont le visage est si expressif.

— Je voudrais vous offrir une place de dame de compagnie à mes côtés.

— Dame de compagnie ? À moi ? Mais... vous ne me connaissez pas ! Comment savez-vous que je pourrais convenir ?

— Hum... disons que j'ai mes raisons.

— Oh... C'est très gratifiant comme proposition, madame. Mais je crois que vous ne devriez pas la faire.

— Et pourquoi ?

— Je ne pense pas être qualifiée pour ce genre de rôle. Et comme vous l'avez remarqué... Lord Carver-Hill risque de poser problème.

— Allons ! Ce jeune freluquet ne va rien vous faire, ma chère ! Et encore moins si vous êtes sous ma protection ! Sachez-le ! Par ailleurs, je sais ce que vous êtes, jeune fille. Je ne fais jamais mes propositions au hasard. Songez que votre nouvelle position serait plus adaptée à votre condition d'origine, et elle vous permettrait de faire de bonnes choses autour de vous. Et je crois que vous aimez cela.

— Je... Oui, j'aime contenter les gens autour de moi, mais...

— Cette petite que vous avez pris sous votre aile... Elle pourrait s'intégrer à ma maisonnée. En cuisine, peut-être ? À moins que son appétence pour les pains fourrés ne grève trop le budget de l'intendance ?

— Comment savez-vous que Joséphine... Mais...

— Je vous l'ai dit, jeune fille. Je ne fais rien au hasard. Je suis renseignée. Alors ?

Jane est déstabilisée par cette femme si sûre d'elle. Elle cherche le piège, mais n'en voit aucun. Du moins en apparence. Entrer dans la maisonnée d'une marquise ne peut pas lui nuire. Elle sera toujours à même de disparaître si jamais elle rencontrait un problème trop gros pour elle. Elle a déjà réussi à rebondir plusieurs fois. Pourtant, elle ne peut s'empêcher de se dire qu'il y a quelque chose que Lady Stratton ne dit pas.

— Vous avez des enfants, Lady Stratton ? Un époux ?

— Si j'avais tout cela, je ne m'occuperais pas de chercher une dame de compagnie, ma chère. J'en aurait bien assez comme ça. Je n'ai ni époux, ni enfant. Personne qui risquerait de ne pas apprécier votre présence à mes côtés. Car c'est bien de cela qu'il s'agit ? Vous êtes méfiante. Je comprends. Je vais vous laisser un peu de temps pour réfléchir. Mais ne disparaissez pas sans rien dire, je vous prie. Donnez à une vieille femme la chance de jouir de votre compagnie.

Cette dernière phrase fait sourire Jane. Lady Stratton en cet instant n'a absolument rien à voir avec une vieille femme. Elle semble même bien loin de l'archétype des femmes de son âge.

— Voilà un sourire ! Enfin ! Bien. Tenez, voici l'adresse. Présentez-vous demain en début d'après-midi. La nuit porte conseil. Nous pourrons rediscuter plus calmement. Je vous attendrai. Ne me faites pas faux bond, je vous en prie. J'ai grandement besoin de vos services.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant