L'éducation de Jane Shaw

20/ Une vie nouvelle

« Ma très chère Emma,

Encore beaucoup de changements dans mon existence. Je commence à me demander si je ne suis pas l'une de ces héroïnes de feuilleton dont nous lisions les aventures en soupirant d'envie. C'est tellement inattendu. Et puis, je croise le chemin de tant de personnes si différentes et pourtant animées parfois d'un même souffle de gentillesse qui me touche sincèrement.

Mme Oliver a bougonné un peu en entendant que j'acceptais la proposition de Lady Stratton. Elle espérait me récupérer une fois que Pete l'arnaqueur se serait lassé de me chercher. Je crois qu'elle m'aimait bien, qu'elle m'aime bien, malgré cette petite trahison. Car c'en est une. Je me suis installée dans la riche demeure de ma nouvelle employeuse. J'ai des « appartements » quasiment aussi vastes que la boutique de la blanchisserie ! C'est dire !

La réaction la plus étonnante est celle de Joséphine qui m'en veut beaucoup de m'élever ainsi. Elle aurait préféré que je reste avec les blanchisseuses. Malgré son nouvel amour pour la confection du pain, elle rêve toujours d'intégrer la boutique de Mme Oliver. Elle a refusé de venir me voir avant mon départ. Les jumelles m'ont promis de veiller sur elle. Mme Oliver aussi. Je sais que je peux leur faire confiance. Néanmoins, je regrette sa réaction. J'aurais aimé qu'elle m'accompagne. Je me suis attachée à elle comme à une petite sœur impertinente mais tellement attendrissante.

Mme Oliver a tenté de me rassurer en me disant que ça lui passerait. Qu'elle verrait tous les avantages de ma situation. Elle a promis de me l'amener bientôt. Nous verrons si Jo se laisse amadouer. Je l'espère de tout cœur.

Mes journées avec la marquise s'organisent peu à peu. Je lui tiens compagnie lorsqu'elle le souhaite. Nous discutons de choses et d'autres. Nous abordons tous les sujets qui l'intéresse. Elle a un goût prononcé pour la politique ! Moi qui devais lire en douce le journal de M. Robertson pour connaître les évènements qui touchaient notre pays ! Ici, j'ai droit à la lecture de plusieurs journaux tous les jours ! C'est passionnant !

Et puis, il y a la bibliothèque. Je crois que si je devais mourir demain, c'est là que j'aimerais reposer. Mes cendres dans une urnes sur le manteau de la cheminée ! Cette bibliothèque est une merveille ! Lady Stratton prétend qu'elle n'a fait qu'enrichir celle de son père, mais nous avons déjà fait plusieurs visites chez des libraires pour acquérir certains de ces précieux ouvrages. Tu peux me croire si je te dis que cette femme est étonnante.

Elle ne veut pas que je la quitte. Elle m'initie à la connaissance de son monde comme si j'allais devenir moi-même Marquise. C'est très amusant. Je crois qu'elle s'ennuyait réellement avant moi. C'est une femme très seule, bien qu'elle soit liée à de très nombreuses personnes titrées. Je l'accompagne lors de ses visites, mais elle ne m'introduit pas auprès de ses amies. Elle préfère me laisser près de la porte du salon à écouter les conversations. Elle me dit qu'il n'y a pas tâche plus importante que d'écouter réellement les paroles échangées, car elles cachent bien souvent des sens cachés. Je dois dire que je m'ennuie parfois de ces conversations qui ne me semblent pas receler tant de secrets. Les nobles sont d'un ennui parfois. Les femmes surtout, dont le seul but semble de marier leur enfant au mieux. Finalement, elles ne sont pas si différentes de nos mères, si ce n'est par leur richesse.

Le seul sujet que nous n'abordons pas avec la marquise, c'est la raison de son célibat délibéré. Elle ne s'est jamais mariée malgré la pression sociale qu'elle a dû subir lorsqu'elle était encore jeune. Une héritière comme elle ! Avec un titre propre ! Et une telle fortune ! C'est étrange. D'autant plus qu'elle est encore très belle. J'imagine quand elle était jeune...

Mais elle n'en parle pas, et je n'ose aborder le sujet même si je suis dévorée de curiosité. Peut-être plus tard. Ou jamais. Qui sait ? Alors, elle restera un mystère. Ce qu'elle est déjà pour beaucoup de gens, j'en suis sûre. Mais elle n'a que faire de leur opinion. Pour cela aussi, elle est très différente de ce que j'aurais pu imaginer d'une marquise, si ce genre de préoccupation m'était venue à l'esprit.

L'argent permet ce genre de comportement, mais il n'évite pas la solitude que cela engendre. Lady Stratton est effectivement très seule. D'où ma présence auprès d'elle, mon rôle, ma mission. Je suis là pour lui montrer que le monde autour d'elle mérite qu'elle s'y intéresse encore.

Cela me donne l'impression d'avoir de l'importance. Cela donne un sens à mon existence. En cela, je la remercie.

Venons-en maintenant à la vraie bonne nouvelle !

Je suis autorisée à venir chez toi pour les fêtes de fin d'année, Emma ! Lady Stratton pour sa part va rejoindre une cousine dont elle ne peut ignorer éternellement les invitations. Elle me déposera en y allant et reviendra me chercher à son retour.

Je suis si heureuse de vous revoir prochainement. J'ai commencé à préparer des petits cadeaux pour chacun. Ce sera un très bon moment pour moi. Un moment où je sentirai mon cœur battre la bonne mesure. Un moment où je me sentirai vraiment à ma juste place. Auprès de vous, mes amis.

Bien à toi, mon amie très chère. »