63/ L'héritière adoptée

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Jane s'avance dans sa robe carmin rebrodée d'argent sans faiblir. Le bras d'Eugénia est là pour lui rappeler quels sont les enjeux de ce premier bal après l'annonce de son adoption par la Marquise d'Ormondis. Cela fait maintenant quatre semaines qu'elle est devenue officiellement l'héritière de plein droit de Lady Stratton.

Tous les documents ont été approuvés par la couronne, car comme l'a compris Eugénia, la reine tient à la survie du titre et de ses domaines. Or, depuis la mort des parents d'Eugénia, chacun sait qu'il n'y plus d'héritier mâle pour le marquisat. Même pas un vague cousin éloigné. C'est bien pour cette raison qu'Eugénia porte le titre de marquis d'Ormondis alors qu'elle est une femme et qu'elle ne s'est jamais mariée.

Lors de son unique rencontre avec la souveraine, la nouvelle héritière s'est sentie évaluée à plus d'un titre. La jeune femme est convaincue que la reine et les quelques conseillers qui assistaient silencieux à l'entrevue ont cherché à savoir si elle avait un quelconque lien de parenté réel et caché avec la marquise. Une bâtarde, éloignée et retrouvée sur le tard.

Une tache sur l'étoffe soyeuse d'honorabilité de Lady Stratton dont beaucoup soupçonne qu'elle n'est que façade. Mais Eugénia et Jane ne se ressemblent aucunement. Elles sont même à l'opposée l'une de l'autre. Eugénia, voluptueuse petite femme blonde aux yeux bleus, et Jane, svelte et grande jeune femme brune aux yeux argent.

La reine a consenti néanmoins à l'audacieux projet de la marquise, non sans rappeler les devoirs qu'un tel honneur impliquent. Jane a compris qu'on ne lui permettrait pas toutes les folies, même si Lady Stratton a renouvelé le soutien indéfectible de sa famille à la couronne.

Eugénia est immensément riche et possède de nombreuses terres dans l'Empire. Pas seulement autour de son domaine anglais. Son père avait été un investisseur de génie. Et sa fille a su, grâce à des hommes de confiance, conserver et faire fructifier son héritage. Jane va devoir aussi relever ce défi.

Ces quatre dernières semaines ont été intense en apprentissage de toutes sortes. Sans compter les deux courriers par semaine envoyés à Emma dont le moral est bien trop changeant pour la rassurer. Mais l'état des routes ne permet pas encore de la rejoindre. Jane ronge son frein.

Et puis, il y a Joséphine qui trépigne depuis que Lord Carver-Hill a cessé de lui confier des billets pour Jane. Car la fillette était le messager de confiance. Elle ne comprend pas le si long silence du lord. À 10 ans, elle a envie de voir celle qu'elle considère comme une grande sœur, continuer l'ascension sociale incroyable que personne n'aurait pu même imaginer. Un mariage en serait la consécration pour la fillette. Mais le Comte demeure invisible et silencieux.

Eugénia a révélé à Jane qu'elle avait parlé à demi-mot de ses projets à Carver-Hill avant leur départ pour Falken. La jeune femme se doute que le Comte a des questions à régler. Avec lui-même en premier lieu. Va-t-il se comporter de la même manière avec elle maintenant qu'elle n'est plus une simple domestique que l'on peut trousser sans vergogne dans un fiacre ? L'aime-t-il réellement comme le prétend Lady Stratton ? Elle l'imagine en pleine confusion. Peut-être est-il contrit du comportement qu'il a eu avec elle qui est maintenant une future marquise, et donc, qui lui sera supérieure à la mort de Lady Stratton ?

En réalité, Jane redoute et regrette ce silence. Il est la démonstration selon elle de la versatilité des sentiments qui animent le Comte. Elle en a le cœur tremblant d'effroi et l'âme frémissante de désarroi. Va-t-il finalement abandonner la partie ?

Elle craint donc le moment où elle va se retrouver devant lui. Ce qui va arriver fatalement. Si ça n'est pas ce soir, demain ou à une autre réception...

En attendant, ce bal fait office d'entrée dans le monde pour Jane, même si elle a déjà vu la plupart des convives. Eux doivent la voir réellement pour la première fois. On ne pose pas les yeux de la même façon sur une lady et sur une domestique. Jane soupire en décelant de la jalousie dans certains regards féminin.

— Vous les rendez folles, ma chère, murmure Lady Stratton avec un sourire carnassier. Vous êtes resplendissante et vous les rendez folles.

— Je me demande qui ne serait pas resplendissante dans cette robe, madame, répond-t-elle sur le même ton.

— Moi, pour commencer. Le rouge ne me va pas du tout. Il me rend vulgaire.

— Mais pas moi.

— Oh que non, ma chère. Il vous donne l'allure d'une reine guerrière.

— Hum.. J'aime assez l'image. Peut-être aurais-je dû ceindre un baudrier et prendre une épée... et un bouclier ? Je sens que la bataille va être rude.

— Mais vous êtes la déesse de la guerre, ma chère, ne l'oubliez pas. Je viens de vous créer et j'attends des résultats aussi éblouissants que vous.

— Pas de pression surtout, murmure Jane dans un sourire.

— Aucune... Voici nos hôtes.


Le bal est splendide à l'image de sa compagnie. Tout y est étincelant et luxueux. Mais le joyau unique qui s'offre aux yeux de l'assemblée réunie ce soir, a bien plus d'intérêt que n'importe quoi d'autre en cet instant.

Tous les regards sont tournés vers cette prodigieuse beauté qui éclipse sans mal sa « mère » adoptive. Elle ouvre la foule telle une reine, la tête haute et le regard froid. Ce regard d'argent si particulier qui ne cherche rien et ne s'arrête sur personne, la rend solitaire parmi la multitude.

Le Comte de Farmor l'observe depuis le fond de la salle. Sa mère a refusé de venir ce soir. Elle a trouvé une excuse. Elle ne voulait pas se trouver en présence de Lady Stratton et de sa « fille ». Marcus s'en trouve beaucoup plus tranquille pour profiter du spectacle que lui offre les deux femmes au centre de l'attention. Enfin, c'est ce qu'il croit. C'est sans compter sur l'une de ses sœurs.

— Alors, mon frère ? Que vas-tu faire à notre « petite blanchisseuse », demande Camilla près de lui.

— Ne l'appelle pas ainsi, s'il te plaît, Camilla.

— Alors c'est bien d'elle dont il s'agit. Depuis le début. Tu caches bien ton jeu, mon frère. Mais je dois reconnaître que tu as particulièrement bon goût. Elle est...

— Éblouissante.

— C'est ça. Tu m'enlèves les mots de la bouche. J'espère que tu ne vas pas rester ici toute la soirée à l'épier depuis ton recoin. Je veux que tu me la présentes au plus vite. Avant que tous les coureurs de dote ne rappliquent. Sais-tu que mère fait courir le bruit que je cherche activement un mari et que j'aurai une dote équivalente, sinon plus grande à celles de mes sœurs ? Elle déteste tant Grisham, qu'elle cherche à me fiancer avant son retour...

— Elle a fait cela ? dit Carver-Hill l'air mécontent. Je vais régler le problème, Camilla.

— Pas si Grisham ne réapparaît pas.

— Mais je suis là, mon impétueuse, dit une voix derrière eux.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant