47/ De la difficulté de naître femme

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— Emma... Est-ce que tu penses que ce sera un garçon ou une fille ?

Jane est allongée sur le lit de son amie. Elle a sa main posée sur le ventre arrondi d'Emma et sent avec bonheur les petits coups de l'enfant qui grandit en elle.

— Pour tout te dire, je ne sais pas. Chacun à son opinion. La seule chose que je sais, c'est que ce qui va sortir de mon corps sera très remuant... j'ai l'impression qu'il danse la gigue là-dedans !

— J'aimerais que ce soit une fille, mais... d'un autre côté, si c'était un garçon, les choses seraient plus faciles.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Parce que Jack et sa famille veulent sans doute un héritier pour l'atelier. Parce que le monde dans lequel nous vivons est plus simple si on est un homme. Parce que je pourrai lui apprendre l'entraînement de mon père sans que personne ne trouve à y redire !

Emma éclate de rire.

— L'entraînement de ton père ! Mais si c'est un garçon, je ne veux pas en faire un soldat ! Et si c'est une fille, cet entraînement n'aura aucune utilité !

— Détrompe-toi, dit alors Jane soudain sérieuse en se redressant pour s'asseoir au bord du lit.

— Jane ? Jane, je sais qu'il s'est passé quelque chose de grave. Je le vois à ton regard. À ton attitude. Tu as failli étouffer M. Robertson en le voyant hier. Cet élan d'amour filial envers lui, lui a fait très plaisir, mais il était si débordant. Jane que se passe-t-il ? Ou plutôt que s'est-il passé ?

— Tu le sais. J'ai failli tuer un homme dès mon arrivée à Londres.

— Arrête ! Ça n'est pas ça ! Je le sais ! Pourquoi ne veux-tu rien me dire ?

— Parce que c'est... sordide.

— Jane !! Mon dieu ! Dis-moi tout, sinon je ne vais pas pouvoir m'empêcher d'imaginer le pire ! Ça pourrait provoquer mon accouchement !

— Sois sérieuse ! Il te reste encore plusieurs mois ! s'exclame Jane en souriant.

Mais c'est un pauvre sourire. Parce qu'elle sait qu'il faut qu'elle parle. Plus elle tarde, plus se sera difficile pour elle. Elle le sait. Et elle ne doit pas tout garder pour elle. Alors elle se détourne et raconte. Tout sauf Lord Marcus Carver-Hill. Lui, elle le garde pour plus tard.

Elle ne voit pas les yeux agrandis de désespoir de son amie. Ses mains devant sa bouche muette de stupéfaction lorsqu'elle apprend la violence de cette vie à Londres, les dangers et la misère. Lorsqu'elle comprend que les lettres n'étaient qu'une façade pour ne pas l'inquiéter trop. À la fin du récit, Emma attire Jane vers elle et l'enlace. Et Jane se laisse faire. Elle a besoin de cette tendresse. Entre ces bras-là, elle est chez elle.

— Ma Jane. Je suis affolée de savoir que cet homme court toujours les rues de Londres. Promets-moi de ne plus jamais sortir seule ? De toujours avoir cette arme que M. Robertson t'a donnée. Oui. Je sais pour l'arme. Mais même si je n'approuve pas, sers-t'en ! Je ne pourrai pas supporter de te perdre. Jamais...


Deux jours plus tard, après les divers festins de noël, bals et réceptions, elles sont dans le salon près de la cheminée. Assise dans un large fauteuil, Jane pense à Lady Stratton tandis qu'Emma somnole, allongée sur une banquette. Elle espère qu'Eugénia va bien. Elle a su par un simple billet qu'elle était arrivée à bon port, mais rien de plus. Jane se doute que sa lady ne prolongera pas son séjour plus que nécessaire. Elle sera là dans quelques jours pour repartir vers Londres. Il ne reste pas beaucoup de temps à Jane pour parler de Marcus à Emma.

Mais elle ne sait pas comment aborder le sujet. Elle trouve délicat de parler de ces choses avec son amie. Ce qui est étrange. Non, ce qui est étrange, c'est que la jeune femme ait envie d'en parler avec Lady Stratton, et uniquement avec elle. Jane a deviné que la vieille lady avait la clé de certain secret lié au plaisir du corps. Clés qu'Emma n'a peut-être pas, ou qu'elle ne voudra peut-être pas dévoiler par pudeur. Il faut tout de même qu'elle lui parle de Lord Carver-Hill. Au moins pour savoir ce qu'elle peut envisager de faire ou non. Emma est bien plus raisonnable qu'elle.

Jane se tourne vers son amie qui semble paisiblement endormie. Elle a très envie de poser son oreille sur le ventre d'Emma pour écouter la vie aquatique du bébé. Cet arrondi parfait qui abrite la vie la fascine. Ça n'est pourtant pas la première fois qu'elle voit une femme enceinte.

Elle sait même parfaitement comment tout cela fonctionne, car elle a parfois accompagné sa mère quand celle-ci assistait la sage-femme du village pour des accouchements. Jane sait que ce moment de la vie d'une femme peut tout faire basculer. Il peut être un moment de joie intense ou de drame infini. Mais quelle que soit l'issue, elle est toujours accompagnée de souffrances physiques pour l'accouchée.

Jane redoute ce moment presque autant qu'Emma, même si elle n'en montre rien. Elle tremble pour son amie. Elle a déjà convenu avec Lady Stratton de venir pour l'accouchement. Elle sera là avant le terme pour ne pas manquer l'évènement. Et surtout pour soutenir Emma. Pour l'aider aussi au besoin. Jane se souvient de Mme Silver qui avait repoussé l'enfant qu'elle venait de mettre au monde, incapable de même le regarder. C'était la sœur de l'accouchée qui s'en était occupé durant la première année.

Parfois, alors que le corps ne pose aucun problème, c'est l'esprit qui ne suit pas.

— J'ai bien réfléchi, dit alors Emma parfaitement éveillée. Si jamais il m'arrive quelque chose pendant l'accouchement, et que l'enfant survit, je veux que ce soit toi qui t'en occupes.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant