33/ Ressembler aux siens

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Marcus frappe du poing le mur à sa droite. Il a envie de se battre, de voir du sang couler, d'entendre des os craquer, et des bouches hurler. Il a une telle fureur en lui qu'il pense ne pouvoir l'apaiser qu'avec une intense violence.

— Elle a raison, vous savez, dit alors une voix de femme.

Une silhouette sort de l'ombre d'une colonne derrière lui et s'avance jusqu'à ce qu'il la distingue nettement. Lady Stratton est passée par la bibliothèque, et non par la salle de bal, pour sortir sur la longue terrasse qui donne sur le jardin.

Elle se devait d'espionner sa protégée au cas où elle n'aurait pas été assez forte pour résister à Marcus Carver-Hill. Mais Jane ne l'a pas déçue. Malgré son impérieux désir, elle a réussi à se contrôler. Elle a repoussé ce que peu de jeunes filles présentes ce soir auraient réussi à éconduire.

— Que faites-vous ici ? gronde Marcus d'une voix ténue.

— Comme vous le voyez, je fume, répond-elle en exhalant une odorante fumée opaque dans l'air du soir.

Elle tient un petit cigare dans sa main droite qu'elle porte à ses lèvres aussitôt, tout en s'approchant de Marcus qui n'a pas bougé.

— Il va falloir faire soigner votre main. Vous saignez.

— Peu importe ! s'exclame-t-il un peu vivement.

Lady Stratton l'observe avec attention. Elle voit sur son visage les ravages causés par le désir ardent contrarié, contenu. Les hommes ont toujours été plus faibles que les femmes de ce point de vue-là. Elles, elles doivent lutter pour tant de choses, que ça leur est presque naturel. La frustration fait partie intégrante de leur vie. Il en est un élément clé. La société des hommes l'a voulu ainsi, conférant des lors à celles que l'on catégorise comme « sexe faible » une force morale bien plus grande que celle de leurs « seigneurs et maîtres ».

— Tenez ! Vous en avez besoin. Cela vous calmera, dit-elle en lui tendant le petit cigare.

Marcus prend ce qu'elle lui tend. Il obéit. Il ne sait pas quoi faire d'autre. Il n'a aucune solution. Et cette femme semble au centre de la toile dans laquelle il a l'impression d'être englué.

— Elle a raison. Vous en êtes conscient, n'est-ce pas ? répète-elle.

— Et cela vous réjouit de me torturer ainsi. De nous torturer.

— Imbécile ! s'exclame-t-elle brusquement. Vous êtes bien comme votre grand-père ! Aussi stupide et aveugle ! Arrogant, stupide et aveugle !

— Que vient faire mon grand-père là-dedans ?

— Votre grand-père, mon jeune ami, a été mon amant pendant de longues années. Mais comme vous, il refusait de voir. L'égocentrisme semble se transmettre de génération en génération dans votre famille.

— Vous... Mon grand-père... mais...

— Mais quoi ? J'ai moi aussi été jeune et particulièrement attirante.

— Je n'en doute pas, mais vous n'êtes pas si vieille... Je... Mon grand-père est mort, il y a au moins 10 ans.

— Oui. Il est mort il y a exactement 11 ans. Et nous n'étions plus amants depuis longtemps.

— Mais comment est-ce possible ? Comment...

— Vous avez du mal à formuler vos phrases parce que l'idée de voir une jeune fille de 15 ans dans le lit d'un homme de 45 ans vous répugne ou parce que vous n'imaginez pas que votre ancêtre en ait été capable ?

Marcus qui s'était accoudé à la rambarde pour l'écouter, se redresse soudain. La révélation de la marquise est si inconvenante, si inappropriée, qu'il en a oublié sa propre fureur et sa propre frustration. Pourtant Jane est toujours là dans un coin de son esprit. Le désir qu'il a d'elle ne peut être contenu aussi facilement. Le besoin de l'avoir à ses côtés non plus.

— Je ne vois pas le lien avec la situation que je vis.

— Que vous vivez avec Jane.

— Que nous vivons, oui.

— Je crois que nous devons parler Lord Carver-Hill. Sans Jane et sans cette foule qui nous épie et surveille le moindre de nos mouvements. Demain, 15h, au jardin d'acclimatation de la reine, dit-elle en retournant vers la bibliothèque.


— Jane. Partons.

Lady Stratton a surgi brusquement près de Jane qui s'ennuie fermement dans son petit coin. Mais tout vaut mieux que de se retrouver dans une situation compromettante sur la terrasse du château. Elle ne cesse de penser à Carver-Hill. Il faut qu'elle le chasse de ses pensées. Le retour de la marquise est donc un soulagement pour elle. Sa compagne va lui changer les idées avec quelques ragots, à n'en pas douter.

— Pas tout de suite, dit alors une voix masculine près des deux femmes.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant