18/ Lady Stratton, Marquise d'Ormondis

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Le petit salon est très joli. Tentures bleu nuit parsemées de minuscules étoiles. Fauteuils et banquette dans les mêmes tons, meubles de bois miel et tapis moelleux. Un feu crépite ardemment dans la cheminée.

Lady Stratton porte une robe sobre, mais d'une grande beauté. Il n'y a pas à dire, cette femme à de la classe. Rien à voir avec les vieilles ladies dont elle prétend faire partie. Non. Elle, elle a du chien. Quelque chose dans le regard. Une effronterie qui lui donne un air amusé.

Pourtant, Jane ne doute pas qu'elle soit aussi capable d'avoir le visage grave, voire accusateur, car elle possède une autorité naturelle dont elle use avec beaucoup d'habilité. La preuve, Jane est assise alors qu'elle souhaitait rester debout. Rester debout pour les mauvaises nouvelles. Ça permet de les affronter avec plus de courage selon elle. Ou les annoncer sans faillir.

Les cauchemars de sa nuit ne lui ont apporté qu'un message : fuir aussi loin que possible de Londres. Elle sent autour d'elle des filets qui se resserrent sans comprendre qui les tire. Elle est prisonnière de la toile, mais peut encore s'en sortir... Si elle refuse la proposition.

Pour être sûre de sa décision, Jane s'est levée plus tôt que prévu pour en parler avec Joséphine et Mme Oliver. Ces deux-là ont plus de plomb dans la tête que toutes les personnes qu'elle connaît. La blanchisseuse n'a pas manqué de remarquer l'étrange obstination de la lady à savoir qui était Jane et à avoir des informations sur elle, avant même la réception. Mme Oliver pense à tort que la jeune Camilla Carver-Hill a été envoyée par la Marquise. Elle ignore que plus d'une personne cherche Jane Shaw.

Joséphine est restée silencieuse un bon moment, avant de déclarer que tout ça était louche. Elle ne connaît pas de rupin sans défaut ou sans vice. La gamine sent que quelque chose cloche. Elle se dit que la proposition est trop belle pour ne rien cacher de moche.

Impression qui ne cesse également de hanter Jane. D'autant plus qu'il y a aussi une collusion possible entre cette Lady Stratton et Lord Carver-Hill. Et si cette femme faisait tout ça pour la mettre à la merci du Lord ? On a vu des plans plus machiavéliques pour s'en prendre à quelqu'un... dans les romans et les feuilletons qu'elle lit, aurait ajouté son amie Emma, dont les conseils lui font cruellement défaut en cet instant. Mais elle manque de temps pour écrire et attendre une réponse de sa part.

Jane a donc décidé de ne prendre aucun risque en refusant la proposition. Mais elle s'est assise. Et cela devient plus difficile à mesure que Lady Stratton parle de son éventuel emploi. Jane n'en peut plus. Au risque de paraître parfaitement malpolie, elle interrompt brusquement son hôte.

— Je me vois dans l'obligation de refuser, Lady Stratton.

— Obligation ?

— Que diraient vos amis s'ils apprenaient que vous avez pris une blanchisseuse, que dis-je ? Une bonne ! Comme dame de compagnie. C'est absurde ! Cela vous portera préjudice ! Et moi, je me trouverai dans une position très délicate.

Eugénia Stratton sourit. Le premier argument de Jane Shaw est de la préserver elle, d'un qu'en-dira-t-on qu'elle-même ne redoute absolument pas. Cela confirme que la jeune fille a un cœur généreux. Jane Shaw pourrait se contenter d'accepter et de profiter de la situation offerte autant qu'il est possible. Mais non. Et puis, elle parle de sa position délicate, comme si elle était inférieure.

— Voyez-vous, Jane. Je sais que vous n'avez pas été élevé pour être domestique. Ni blanchisseuse, ni bonne. Vous avez été élevée et éduquée pour naviguer dans une société de province, parmi des gens comme vous, de condition parfois modeste, mais suffisante pour prétendre à une belle alliance et un statut honorable. Vous êtes intelligente et travailleuse ce qui dénote de la part de votre mère d'une présence d'esprit particulièrement louable. Elle a su très tôt, qu'un jour vous seriez seule et vous y a préparé. Elle a peut-être espéré vous voir mariée avant sa mort. Sans doute que cela l'aurait rassurée. Mais je pense qu'elle est partie sereine, parce qu'elle savait que vous sauriez faire au mieux. Et elle avait raison, n'est-ce pas ?

— Comment... ?

— Comment je sais tant de chose ? Et bien... Voyez-vous, Mlle Shaw. Je m'intéresse à vous depuis un petit moment déjà, et il y a dans notre charmante cité des spécialistes en investigation tout à fait compétents. L'un d'entre eux, le meilleur il va s'en dire, a cherché et trouvé. Ensuite, il m'a donné les résultats de ses recherches. Mais vous aviez disparu. J'ai cru avoir fait tout cela pour rien. Et puis, le destin a permis que nos chemins se croisent de nouveau.

— Cela ne me donne pas la raison, la vraie raison, de votre intérêt pour moi, Madame, dit Jane en se relevant brusquement.

Elle a l'air contrariée. Et elle l'est à coup sûr. Elle n'aime pas l'idée que l'on ait enquêté sur elle. Elle redoute le pire à présent.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant