74/ La haine et le désespoir

1.8K 237 6
                                    

Jane n'écoute que d'une oreille distraite la musique qui emplit la salle de bal malgré le brouhaha des conversations. Elle a déjà dansé avec deux très charmants jeunes hommes. Elle ignore leur nom bien qu'ils se soient présentés conformément à l'usage. Elle ne prête plus attention à ce genre de détails. Peu importe qui ils sont, ils sont tous pareils, des pourceaux qui n'ont qu'une attente : posséder son corps et sa fortune. S'approprier son titre. Ruiner sa vie. En faire une ombre. Comme Jack a fait pour Emma.

Elle serre les doigts sur sa coupe. La main d'Eugénia effleure son bras et elle se détend. Sa mère la surveille. Jane le sait. Elle la sait inquiète, alors qu'elle fait tous les efforts possibles pour ne pas laisser transparaître sa colère. Mais peut-être est-ce justement ce comportement qui alerte Eugénia. Jane n'y peut rien cependant, car elle n'arrive pas à être différente. Elle ne le peut plus.

La jeune femme n'a pas versé une larme depuis la mort d'Emma. Ça aussi, elle en est incapable. Trop de colère. Trop. Beaucoup trop.

Après l'enterrement de son amie et de sa fille, auquel elle a assisté avec la famille qui la toisait avec un certain mépris, pour ne pas dire de la haine, elle s'est jurée d'honorer sa promesse de vengeance.

Ensuite, elle a refermé les portes de son cœur. Elle l'a cadenassée et a érigée une forteresse infranchissable autour. Elle ne veut plus rien ressentir que sa colère. Pas d'amour. Pas d'amitié. Elle doit faire front, car Eugénia va mourir, et Jane ne le supportera pas si elle ne se protège pas.

Elle doit se montrer forte et froide. Elle doit repousser tout ce qui déchire, brise et détruit l'âme et le cœur. Ni amitié, ni amour, donc. Une forteresse fermée aux sentiments.

— Mlle Stratton, m'honoreriez-vous d'une danse ?

Marcus Carver-Hill est là devant elle. Il a l'air fatigué, mais il affiche un petit sourire modeste en lui tendant la main. Jane pose sur lui un regard à geler toutes les rivières d'Angleterre. Il se fige. Il n'a pas voulu croire les rumeurs concernant Jane. Maintenant, il constate par lui-même de la froideur de la jeune femme.

— Je suis navrée, Comte de Farmor, je suis fatiguée. Peut-être une autre fois, dit-elle avec un ton détaché en déplaçant son regard sur les danseurs, comme s'il n'avait jamais eu la moindre importance pour elle.

Lady Stratton assise dans un petit fauteuil près d'elle, voit un éclair de contrariété passer dans les yeux du Comte avant qu'il ne s'incline et disparaisse.

— Pourquoi avez-vous fait cela, Jane ?

— N'est-ce pas évident, my lady ? Je ne saurais, désormais, accepter des hommages feints. J'ai bien d'autres préoccupations.

— Jane... Vous ne pouvez...

— Lady Stratton pensez-vous que nous pourrions nous retirer ? Nous sommes ici depuis déjà fort longtemps, et je suis sûre que tout ce bruit vous fatigue.

Eugénia soupire, car, même si elle souhaiterait rester, elle est effectivement fatiguée. Jane a raison. Et ça n'a rien à voir avec son attitude envers les hommes de cette conviviale assemblée. Elle se lève et sourit à sa fille.


— Marquise ? Vous nous quittez déjà ?

Lady Carver-Hill est devant elle. Son sourire factice collé au visage. Mais ce qui inquiète plus Eugénia c'est la malveillance qu'elle voit dans ses yeux.

— En effet, je suis fatiguée. Jane va me raccompagner.

— Mais Jane pourrait aussi bien rester. Notre fiacre est à sa disposition pour vous rejoindre une fois le bal achevé.

— Non. Merci, dit alors Jane qui n'a même pas salué la Comtesse.

— Oh. Je m'excuse. J'avais oublié le deuil que vous portez. J'en suis navrée. C'est que vous voyant si resplendissante, je pensais que vous étiez consolée. Après tout, qu'est-ce que la disparition d'une simple fille de bonne famille quand on est soi-même marquise ?

La phrase porte en elle tout le fiel dont est capable la Comtesse. Jane tressaille, et le bras d'Eugénia ne peut calmer la tempête qui rugit en elle. Que sait cette femme de la mort d'Emma ? Pourquoi se permet-elle même d'en parler ?

— En effet, ma chère Comtesse. Le chagrin a ses limites. Mais mon départ n'a rien à voir avec cela. Il s'agit plutôt de préserver ma mère, et d'éviter de croiser certaines personnes qui me sont inopportunes, réplique la jeune femme sur un ton glacial, son regard d'acier rivé à celui mordoré de la Comtesse, qui, instinctivement, a un petit mouvement de recul.

Ce mouvement n'échappe pas à Lady Stratton qui s'en réjouit secrètement. Elle sait comme sa fille peut être impressionnante parfois, et La Comtesse l'a bien cherché.

— Allons-y, Jane.

Lady Carver-Hill reste silencieuse là où les deux femmes l'ont laissée. Le camouflé qu'elle vient d'essuyer lui reste en travers de la gorge. Heureusement, elle était seule. Si l'un de ses enfants avait assisté à la scène, surtout son fils ou Camilla, elle ne doute pas qu'il lui aurait fait des remarques désobligeantes.

Mais qu'à cela ne tienne, Lady Carver-Hill trouvera d'autres occasions de se confronter à la fille de Lady Stratton. Surtout quand cette dernière sera morte. Ce qui ne devrait plus tarder à voir son visage ce soir. Patience, donc. Patience.


Camilla est mortifiée. Si elle n'est pas intervenue, c'est uniquement parce qu'elle ne voulait pas mettre sa mère en porte-à-faux durant un bal, mais la jeune fille a tout entendu de l'échange entre Jane et Lady Carver-Hill.

La jeune fille a également assisté à la déconvenue de son frère. Elle a compris que Jane fait le vide autour d'elle et élimine l'ennemi en tirant à vue. Son chagrin doit être incommensurable pour se comporter ainsi. Camilla doit faire quelque chose pour réparer ce qui semble brisé à jamais. Elle n'a pas le choix. Le bonheur de son frère bien-aimé est en jeu.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant