36/ Le passé d'une lady

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L'immense serre est magnifique. La luxuriance de la végétation explose au visage du visiteur et le plonge dans la moiteur des tropiques alors qu'un temps maussade humidifie l'extérieur. Lady Stratton a choisi de monter sur la passerelle. Là-haut, elle se sent puissante. Mais surtout, elle a une parfaite visibilité des autres visiteurs.

Elle voit d'ailleurs arriver Lord Carver-Hill. Sa mine froide et fermée donne à son pas déterminé une allure guerrière. S'il avait été sur un champ de bataille, Lady Stratton ne doutait pas qu'il aurait effrayé l'ennemi avant de le frapper à mort avec acharnement et sauvagerie. Elle frémit. Marcus possède beaucoup de points communs avec son grand-père paternel.

C'était cette même potentielle sauvagerie chez Arthur Carver-Hill qui l'avait attirée alors qu'elle n'avait que 15 ans. Il était un homme marié et père de plusieurs enfants. Sa femme, était une lady appréciée et, en apparence du moins, aimante. En réalité, il n'en était rien. Les rares étreintes qu'elle avait consenti à son époux avaient donné lieu à ses grossesses. Trois en presque vingt ans de mariage. C'était peu. Il avait des maîtresses, et elle, ses enfants. Ses enfants.

Eugénia les avait découvert lors de l'une de ces gardens parties que les familles de même statut organisent pour faire se rencontrer leurs progénitures nombreuses et parfois si disgracieuses. Eugénia accompagnait une cousine plus âgée. Elle n'était pas concernée.

Elle devait faire son entrée dans le monde l'année suivante. Elle ne s'inquiétait de rien. Unique héritière de la grande fortune de son père, elle savait qu'elle n'aurait pas le choix de son époux. Elle était destinée à devenir un bien que l'on échange contre une promesse de conserver le titre et les terres de sa glorieuse famille de manière cohérente. Destinée à enfanter un mâle qui porterait fièrement ce titre et s'occuperait vaillamment de ces terres.

Cependant, un premier évènement ce jour-là allait irrémédiablement bouleverser le cours de son existence. Puisqu'elle était là, sa tante s'était arrangée pour la faire présenter au fils aîné de la famille Carver-Hill, James. Un garçon arrogant du même âge qu'elle.

Eugénia pouvait se montrer tout à fait charmante. Sa mère lui avait appris avec brio l'art de la duplicité. Et pour apparaître polie et convenable, elle avait déployé des trésors de gentillesse feinte face à ce butor sans cervelle. Jusqu'à ce que le Comte Carver-Hill pénètre dans le salon où les jeunes gens conversaient sous l'œil intéressé des chaperons.

À 15 ans, Eugénia était une jeune fille bien plus mature que la moyenne. Du fait d'une éducation très souple et d'une curiosité dévorante, elle avait acquis un grand nombre d'informations dont peu de jeunes filles de son rang imaginaient même l'existence, et notamment sur les jeux de l'amour. Très tôt, elle avait espionné les adultes, qui pour la plupart ne la voyaient pas. Elle avait découvert les secrets de l'alcôve sans aucun mal et ne demandait qu'à les vivre. Mais pas avec un freluquet inexpérimenté comme James. Il lui fallait un homme. Un homme tel que Lord Carver-Hill.

Eugénia n'avait eu qu'à croiser son regard pour savoir qu'il était le seul qui saurait lui donner ce qu'elle recherchait. Et de ce simple échange silencieux, elle avait également su qu'il ne le lui refuserait pas.

Le problème était complexe, cependant. Car, pour approcher Lord Carver-Hill, encore fallait-il qu'elle ait un lien avec cette famille ? Un lien qui lui permette de le voir assez régulièrement sans éveiller les soupçons. Elle n'avait que 15 ans.

Elle était rentrée de cette garden-party avec le soudain désir de mieux connaître James Carver-Hill. Son père n'y avait vu aucun inconvénient. La famille lui convenait. Des rendez-vous avec chaperon avaient été organisés rapidement.

Combien d'âneries et de plates conversations avait-elle dû endurer ! Elle s'en souvenait encore. Moins que du reste, cependant. James ne semblait pas enchanté de l'éventualité de se marier avec elle - il n'avait que 16 ans après tout. Il se permettait même de la prendre un peu de haut, alors qu'elle lui était supérieure en titre et en fortune. De son côté, elle ne faisait aucun effort pour se montrer sous son meilleur jour. Ce qu'elle voulait, c'était une opportunité de se retrouver seule avec le père de l'adolescent. Il lui fallait une autre garden-party ou un bal.

Voyant l'intérêt de James pour elle faiblir, elle avait décidé de frapper un grand coup. Elle s'était faite stupéfiante, distante et implacable. Il était devenu beaucoup plus docile après ça. Sa mère l'avait prévenue que les hommes étaient prévisibles. Mettez-leur un gâteau devant eux, et ils n'en voudront pas. Mettez ce même gâteau derrière une vitrine, et ils s'ingénieront à trouver un moyen de l'atteindre.

Elle s'était faite challenge. James avait marché. Et il avait eu un bal. LE bal devrait-elle dire. Le bal qui avait tout changé et scellé son destin.

Ça n'était pas la soirée de l'année. C'était un bal de demi-saison pour égayer les jours froids. Elle s'était faite particulièrement belle, exigeant une robe qui ferait ressortir l'azur de ses yeux et la blondeur de ses cheveux qu'elle avait décidé de coiffer en un savant chignon tressé pour se vieillir un peu. Car elle pensait que si Lord Carver-Hill la trouvait à son goût, il aurait des réticences à la toucher, du fait de sa jeunesse. Il n'était pas le genre d'homme à préférer les vierges effarouchées. Ses maîtresses connues étaient toutes des femmes accomplies et expertes en amour. Pourtant, Eugénia n'avait pas encore peur de relever le challenge. Elle était déterminée. Il en était allé tout autrement quand elle avait enfin réussi à être seule avec l'objet de son attention.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant