10/ Qui sème le vent...

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Jane arrive essoufflée dans la rue Prior. Elle se reprend avant de rentrer dans la blanchisserie. Mais elle a tort de s'inquiéter, car personne ne fait réellement attention à elle. Mme Oliver vient de conclure un contrat avec une nouvelle cliente. Une marquise. Une lady à qui elle a été recommandée. Toute la blanchisserie est en ébullition. Cette dame n'a pas d'enfant, mais elle porte toujours de somptueuses toilettes. Enfin, c'est ce qu'on dit, parce qu'évidemment, personne ici ne l'a jamais vue de près.

Elle habite Regent Park.

Jane est accablée. Elle va devoir y retourner dans la semaine pour y déposer le linge que la lady a fait porter pour tester la blanchisserie. Jane pensait ne plus jamais remettre les pieds dans ce quartier. Elle comptait même dessus. Mme Oliver allait recruter de nouveaux livreurs, et Jane pourrait retourner à ses cuves. Cette marquise tombe mal. Très mal. C'est peu dire.

Jane soupire en feignant de se réjouir comme les autres. Elle aurait aimé parler à Emma de tout ce qui vient de se passer. Son amie aurait eu un avis raisonnable et l'aurait remise sur le droit chemin. Elle lui aurait fait oublier l'intensité de ce baiser volé. La chaleur qu'il avait fait naître en elle, avant qu'elle ne se révolte du procédé et s'enfuit. Elle lui aurait fait oublier ce regard chargé de colère et de désir. Elle aurait su apaiser la confusion, calmer la révolte. Emma manque tous les jours terriblement à Jane, mais encore plus en cet instant.

La jeune femme se demande s'il n'est pas temps pour elle d'envisager un autre travail. Quelque chose de moins difficile physiquement. Quelque chose de plus en adéquation avec ce qu'elle est. Mais qu'est-elle ? Une jeune fille de bonne famille désargentée. Une jeune fille dont l'indépendance dépend entièrement de sa capacité à affronter le regard désapprobateur que la société porte sur les femmes seules, et à trouver de quoi vivre. Pour le premier problème, elle se sens assez forte pour faire face. Pour le second, il va falloir redoubler d'effort.


Plusieurs paquets sont prêts à être livrés dans un autre quartier. Cette fois, elle fera le chemin avec Peter dans sa petite carriole. Peter est un bon gars. La quarantaine, marié à l'une des repasseuses avec qui il a deux petits garçons. Il est gentil mais un peu taiseux. Jane pense qu'il est timide. Il ne sait pas trop comment parler avec toutes ces blanchisseuses, dont certaines sont très effrontées. Sa femme est douce comme lui. Un couple simple. Simple et calme.

Jane monte à l'avant et s'assoit près de lui avec les quelques paquets qu'elle a à livrer. Il va l'amener à la maison la plus éloignée avant de poursuivre sa propre tournée. Ensuite, elle fera le chemin à pied pour revenir en livrant le reste des clientes.


Ce ne sont que de petits paquets. Du linge fin. Des dessous délicats et vaporeux. Rien qui pèse. Elle marche d'un bon pas.

— Bonjour Jane !

— Jo ? Mais que fais-tu ici ? demande la jeune femme étonnée de rencontrer la gamine si loin de la rue Prior.

Le quartier est plutôt bien fréquenté. Les maisons sont moins belles que celles de ce matin, mais elles disposent toutes de suffisamment de personnel pour faire comprendre qu'il y a aussi de l'argent ici.

— Je me promène.

— Tu te promènes? dit Jane en continuant à marcher. Et bien promenons-nous ensemble. Comment va ta grand-mère ?

— Comme d'habitude. Tu sais, elle fait ses petites affaires. Elle mange. Mais elle ne voit plus trop bien.

— Est-ce que tu lui fais la lecture parfois ? Cela pourrait la distraire.

— La lecture ? Mais...

— Oh ! Pardon, Joséphine... Je m'excuse. J'avais oublié... j'ai eu une journée affreuse.

— Ça ne fait rien, dit la gamine avec un petit air triste.

Joséphine ne sait pas lire. Jane lui a proposé de lui apprendre, mais elle a refusé. Elle pense ne pas pouvoir. Ne pas être capable de pouvoir. Et Jane n'a pas réussi à la convaincre du contraire. Elles passent trop peu de temps ensemble pour qu'elle y parvienne. La fillette est comme un feu follet.

— Pourquoi elle a été affreuse ta journée ?

— Comme tu le vois, je suis devenue livreuse pour la semaine. Et cela ne me plaît pas trop. Je me demande si je ne devrais pas chercher un autre travail... quelque chose qui... enfin, je ne sais pas. Et je ne sais pas pourquoi je t'en parle ! dit Jane en riant.

— Tu ne veux plus être blanchisseuse ? s'exclame Jo avec étonnement.

Pour elle qui rêve d'intégrer cette caste si particulière de la société, la réflexion de Jane est absurde, et elle ne se prive pas de le dire.

— Je sais. Je ne suis pas ingrate. Mme Oliver a été particulièrement gentille avec moi, mais les cuves, la livraison... Je ne sais pas.

— Pourquoi, tu ne lui montres pas ce que tu m'apprends.

— La couture ?

— Oui. Et la broderie. C'est beau ce que tu fais. Peut-être que tu pourrais être repriseuse. C'est moins dur.

— Oui. Peut-être. Je lui en parlerai peut-être, mais je ne voudrais pas passer pour une petite nature ou une ambitieuse...

Jo hausse les épaules. Et puis, comme elle a l'habitude de faire, elle change de sujet.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant