19/ Le dilemme

2.2K 292 15
                                    

— Pour être franche, Mlle Shaw, je m'ennuie. Je suis seule et je m'ennuie. La société dans laquelle j'évolue depuis si longtemps ne m'amuse plus. Trop de faux semblant, d'hypocrisie, de tractations. Je n'ai plus envie de jouer avec eux. Je n'ai plus envie de me frotter aux aspérités fictives d'un monde si peu bienveillant. Quand je vous ai vu la première fois, vous proposiez un petit pain fourré à une petite fille en guenilles qui ne voulait pas vous rendre votre sac. Votre sourire. Le cadeau qu'elle a refusé. Son sourire, enfin. J'ai vu ce que je ne savais pas vouloir. Une personne qui ne cherche pas à profiter d'autrui. Une personne généreuse et bonne. Et c'est justement ce dont j'ai besoin.

— Juger que suis généreuse et bonne sur ce simple fait est un peu léger, vous ne trouvez pas ? Et quand bien même, je ne suis pas la seule personne généreuse et bonne de Londres ! Sans parler du fait que ce jour-là, j'ai failli tuer un homme ! Je ne crois pas que cela fasse de moi une personne si bonne que ça !

— Vous avez failli tuer un homme ? Ah ! Oui ! Ce « Pete, l'arnaqueur » ! L'investigateur a mis quelque chose à son sujet, dit Eugénia en attrapant un dossier sur son bureau près de la fenêtre.

Jane la regarde avec surprise. Ce dossier, c'est elle. Il contient tout ce que cette femme a pu récolter sur elle. Elle serait curieuse de voir ce qu'il y a dedans.

Lady Stratton parcourt une feuille avant de la reposer.

— Il a noté que ce monsieur vous cherchait au moment où vous avez disparu. J'imagine que c'était à cause de lui, ce changement de métier radical ?

— En effet. Je ne voulais pas créer de problème à Mme Oliver. Et surtout, je voulais protéger Joséphine.

— Toujours à vouloir le mieux pour les autres. Il n'y avait que cette raison ? demande la lady en souriant. Vous aviez déjà rencontré Lord Carver-Hill. Je me trompe ? N'est-il pas, lui aussi, un peu pour quelque chose dans votre souhait de vous éloigner de la rue Prior ?

Jane ne sait pas quoi répondre. Elle est toujours à se demander quel est le véritable objectif de cette femme. Elle ne peut pas tout lui dire. Impossible. Trop risqué.

— Peu importe, Mlle Shaw. J'imagine que oui. Je ne sais pas ce qui s'est passé entre vous, ni si même, il s'est passé quelque chose, en réalité. Ce que je sais en revanche, c'est que vous ne parviendrez pas à vous débarrasser aussi facilement d'un Lord. Surtout de celui-là.

— Je pourrais disparaître pour de bon. Loin de Londres.

— La province ne sera jamais assez vaste pour échapper à un bon enquêteur. Londres est encore la meilleure option pour disparaître. Ou alors, il faudrait partir plus loin encore. L'Amérique ?

Jane fixe Lady Stratton avec curiosité.

— Vous me dites que je devrais changer de continent pour échapper à Lord Carver-Hill ! Je ne le crois pas assez vindicatif pour me poursuivre avec autant de force. Après tout, il ne s'agit que d'un malentendu entre nous !

Un malentendu ? Jane veut croire à ce mensonge.

— Non, vous avez raison ! Vous n'avez sans doute pas commis une faute suffisante pour qu'il veuille se venger à ce point ! Mais pensez-vous sincèrement que c'est la vengeance qui l'anime ? s'esclaffe Lady Stratton en riant derrière sa main.

— Quoi d'autre ? répond Jane spontanément avec une telle candeur qu'Eugénia n'a pas le cœur à lui ouvrir les yeux. Pas encore.

— Vous avez raison... quoi d'autre.

Lady Stratton s'est rassise sur la banquette parsemée de petites fleurs bleues sur fond crème. Elle est pensive. Elle attend que Jane poursuive. Elle sait que la jeune fille a toujours des réticences, mais Eugénia ne peut lui en dire plus, à moins de vouloir la faire fuir pour de bon. Car elle sait son plan risqué. Il ne faut pas brûler les étapes. Elle doit être sûre que Jane est la bonne personne. Et pour cela, il faut qu'elle reste à ses côtés un petit moment.

— Avez-vous discuté de ma proposition avec Joséphine ? demande-t-elle pleine d'espoir.

— Oui. Elle vous trouve louche.

Lady Stratton ne peut s'empêcher de rire aux éclats. Que cette petite en guenille la trouve louche est extrêmement amusant. L'inversion des rôles est si inattendue. Jane est surprise de sa réaction. Sans doute cherchait-elle à la contrarier en répondant aussi franchement.

— Est-ce que je ne peux pas m'intéresser à vous sans paraître louche ? Vous a-t-elle trouvée louche quand vous lui avez proposé ce petit pain ?

— C'était pour récupérer mon bien.

— Et bien considérez que je vous achète pour obtenir quelque chose que je n'ai pas. Quelque chose qui manque à ma vie de vieille lady solitaire.

— Vous n'êtes pas une vieille lady, madame. Je ne suis pas une domestique et j'ai reçu une éducation qui n'est pas incompatible avec le rôle que vous cherchez à me faire jouer, mais... je n'arrive pas à comprendre ce que je pourrais vous apporter ?

— Votre fraîcheur. Votre générosité. Votre combativité. Votre franchise.

Jane affronte du regard Lady Stratton. La jeune femme ne voit aucune malveillance en cette femme. Aucune duplicité. Seulement une zone d'ombre que rien ne vient dissiper. Mais n'avons-nous pas cette même zone en chacun d'entre nous ?

Jane n'est pas méfiante de nature. Elle est effectivement généreuse, mais lucide. Et maintenant qu'elle est dans cette pièce, et même si elle trouve étrange tous les efforts de Lady Stratton pour en apprendre plus sur elle, elle ne peut nier que le poste qu'on lui propose correspond mieux à ce qu'elle est en réalité. Pas une bonne, ni une blanchisseuse. Une jeune fille de bonne famille désargentée.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant