1/ Dans le froid du monde

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La pluie se mêle à la terre retournée, formant une boue grasse que la pelle du pauvre bougre chargé de refermer la tombe, a du mal à manipuler. Jane trouve qu'ils auraient pu attendre le lendemain pour enterrer sa mère. Une journée de beau temps était annoncée, et Mme Shaw avait toujours adoré profiter des quelques rayons de soleil que cette région de l'Angleterre leur permettait d'avoir.

Mais M. Pottington, pardon, oncle Richard, n'a pas voulu prendre de retard.

À peine, Mme Shaw avait-elle rendu son dernier souffle après de longues semaines à souffrir en silence pour ne pas accabler sa fille, qu'oncle Richard était apparu pour s'occuper de tout. Y compris de l'héritage. Surtout de l'héritage.

La petite maison lui revenait de droit. La rente de Mme Shaw, veuve depuis plus de 15 ans avait été renégociée et réduite au minimum pour que l'on ne puisse pas dire que sa fille avait été jetée dehors sans rien. La réputation avait de l'importance pour Richard Pottington et pour sa femme.

L'enterrement a été rondement mené. Une simple messe et un trou creusé à la hâte. Le temps n'a pas permis aux amis des Shaw de venir en nombre. Quelques hommes à la mine graves représentent des familles entières que Mme Shaw, d'une manière ou d'une autre, a aidées ou appréciées. Jane se tient à l'écart de tous. Elle est effondrée, mais ne peut s'appuyer sur personne. Elle a donc pris le parti de ne rien montrer.

Elle est debout, armée de sa seule colère contre l'injuste mort de celle qu'elle a aimée plus que tout, de celle qui représentait son monde en entier et qui l'a toujours protégée tout en la préparant à se débrouiller un jour seule. Car Mme Shaw, ayant subi un veuvage précoce, avait elle-même appris à ne compter que sur elle-même assez rapidement.

Son frère aîné, Richard Pottington est, ce que l'on peut appeler sans se tromper, un petit arriviste endimanché. Fils de petit bourgeois de campagne, il n'a jamais accepté le mariage de sa sœur avec un « simple » militaire. Quand le capitaine Shaw était mort en terre étrangère, Pottington n'avait eu de cesse de crier haut et fort que si on l'avait écouté, sa sœur ne serait pas veuve et aurait un bien meilleur avenir devant elle.

Amélia Shaw avait préféré se retirer seule dans sa petite maisonnette en pleine campagne, avec son enfant de dix ans, plutôt que de subir chaque jour l'acrimonie de son frère et, surtout sa volonté incessante de la remarier rapidement. Pottington n'a jamais pardonné ce départ. D'où l'enterrement bas de gamme et sa détermination à oublier qu'il lui reste une nièce de 21 ans sur les bras.

21 ans ! Et toujours célibataire ! Une plaie ! Il n'a même pas cherché à en savoir plus sur elle. Il s'est contenté de lui annoncer la somme qu'elle obtiendrait tous les mois de la part de son homme de loi et de lui donner l'adresse d'un foyer pour jeunes femmes à Londres. Il lui a signifié ainsi qu'il ne voulait plus la voir dans les parages. Et si possible, rapidement.

Jane a parfaitement compris le message. Elle a rassemblé dans une malle ses effets personnels et quelques affaires de sa mère qu'elle a réussi à soustraire à l'avidité de Mme Pottington. Elle a ensuite déposé le tout chez la seule personne en qui elle a entièrement confiance : son amie Emma Jolister qui s'est mariée l'année précédente au fils du maréchal-ferrant.

Son époux, Jack Jolister, est un jeune homme d'allure sympathique qui n'interfère pas dans l'amitié des deux jeunes femmes. Il a promis d'envoyer la malle à Londres dès que Jane serait installée. Il n'a aucun doute sur le fait qu'elle réussira à se trouver une bonne situation ou un mari aussi gentil que lui.

Emma est beaucoup moins optimiste concernant ce dernier point.

— Tu es sûre, Jane ? Londres est loin ! Si grand ! Tu vas te perdre là-bas ! Mme Jenkins dit que sa nièce a bien du mal à y vivre avec son mari. Et ils travaillent tous les deux ! Tout y est très sale et cher ! Et il y a tant de mauvaises personnes ! Je suis terrorisée à l'idée que tu partes seule là-bas ! Laisse au moins Jack t'accompagner jusqu'à ce foyer !

— Non, Emma. Jack va rester auprès de toi ! Et puis, n'écoute pas tout ce que l'on dit sur Londres ! La fille de Mme Jenkins à quatre enfants ! Quatre bouches avides avec des besoins incessants ! Je suis seule ! Je ne dois m'occuper que de moi-même ! M. Robertson m'a indiqué l'adresse d'une dame qui tient une blanchisserie. Elle emploie des jeunes femmes comme moi. Ce sera un début. Ensuite, je chercherai mieux.

— Blanchisseuse ! Mais... Et puis, qu'entends-tu pas mieux ?

— Emma ! Je n'ai pas le choix. Je dois travailler. Et tu me connais, je ne vais pas me laisser malmener par la vie ! Je sais faire un tas de choses ! Il n'y aura pas de problème. Tant que j'aurai un toit sur la tête ! Ma rente n'est pas épaisse, mais elle me permettra de manger.

— S'il te la verse régulièrement.

— S'il ne le fait pas, mon oncle apprendra avec beaucoup de déplaisir à mieux me connaître. Je viendrais m'installer chez lui !

Emma sourit à cette éventualité. Jane a été très polie et en retrait depuis que sa mère est morte. Mais, à l'image de son père selon certains, la jeune femme est dotée d'un caractère bien trempé. Richard Pottington a tout intérêt à ne pas l'énerver.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant