53/ Contretemps

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Sir Stevenson ne s'arrête pas devant le perron de la grande bâtisse déjà recouvert de neige, il file directement aux écuries avec sa passagère qui ne descend qu'à l'abri des murs épais du bâtiment rattaché au manoir par un long couloir sombre.

Jane se débarrasse de la neige qui imprègne sa lourde cape et baisse son capuchon, laissant voir ses cheveux et son visage à son « sauveur ». Mais ce sont ses yeux qui retiennent l'attention de Stevenson. Il n'a jamais vu des yeux comme les siens. De l'argent liquide. De l'argent liquide qui mettrait bien le feu à l'écurie en cet instant. Elle est toujours en colère.

— Si vous m'aviez dit que Lady Stratton vous envoyait, vous n'auriez pas eu besoin de m'imposer cette comédie d'homme des cavernes ! lance-t-elle en le fusillant des yeux.

— Nous n'avions pas le temps de discuter, jeune fille ! Et...

— Cessez de m'appeler comme ça ! Vous êtes à peine plus vieux que moi ! éclate-t-elle.

Il l'observe, surpris, sans s'arrêter de s'occuper du cheval. Le palefrenier qui l'aide est figé d'horreur. Il se demande qui est cette jeune femme qui ose parler à son maître de cette manière. Et il se demande pourquoi le maître du domaine ne la remet pas à sa place.

Le palefrenier ne peut pas se douter que Stevenson attend son heure. Il a compris que la jeune fille le prend pour un simple régisseur ou un intendant. Il ne peut lui en vouloir. Il s'habille comme eux. Seul le coût et la qualité de l'étoffe diffèrent. Mais il se délecte d'avance du moment où elle comprendra qu'il est le maître ici, et qu'elle est chez lui. Il ne doute pas une seule seconde qu'elle sera mortifiée. Petite vengeance.

Il la conduit jusque dans la cuisine et lui indique la direction du salon où Lady Stratton doit être en train de les attendre. Lui, prend l'escalier du personnel sous l'œil amusé de la cuisinière. Ça lui rappelle quand le jeune maître était enfant et qu'il utilisait ce stratagème pour éviter le courroux de son père.


— Jane ! Vous voilà ! J'étais si inquiète ! Partir comme ça dans le froid ! Avez-vous perdu la tête ! Venez près du feu ! J'espère que vous n'avez pas attrapé un refroidissement !

— Tout va bien, Lady Stratton. Je suis navrée de vous avoir causé de l'inquiétude. Il fallait que je sorte. J'avais besoin de m'éclaircir...

— ... la voix, dit alors une voix d'homme derrière elle.

Jane se retourne, prête au combat, quand sa maîtresse lance un « Sir Stevenson. Comme je vous remercie de vos efforts pour me ramener ma Jane ». La jeune femme se décompose. Son teint déjà pâle, vire au blême. L'homme qu'elle a insulté et traité comme un simple cocher, est le maître du domaine...


Christopher ne regrette pas. La réaction physique de la jeune femme secourue est à la hauteur de ses espoirs. Il voit son regard figé, et sa mâchoire crispée à la perspective de devoir s'excuser. Il la trouve particulièrement belle ainsi. Oui. Cette jeune femme est très belle. Surtout quand ses yeux lancent des éclairs comme en cet instant devant le demi-sourire qu'il affiche. Elle se doute qu'il s'amuse du malentendu.

— Jane ? Que se passe-t-il ? Vous vous sentez mal ?

— Non, my lady, mais je crains de ne devoir des excuses à ce gentleman.

La façon dont elle appuie sur le mot « gentleman » qu'elle a du mal à le dire. Christopher rirait bien, mais ce serait fort malpoli, et cela risquerait d'aggraver la situation. Quoique...

— Des excuses ?

— Je n'ai pas été particulièrement polie avec Sir Stevenson. J'ai cru, à tort, qu'il n'était qu'un rustre. Mais comme il ne s'était pas présenté et que ses manières laissaient croire le pire, je pense avoir quelques circonstances atténuantes.

— Jane ! Vraiment ! Jeune fille ! Que vais-je faire de vous ! J'espère Sir Stevenson que vous excuserez ma protégée ?

— Elle est excusée. Cela faisait longtemps que je n'avais pas entendu d'aussi magnifiques jurons venant d'une bouche aussi délicieuse.

Jane vire immédiatement au pivoine. Plus parce qu'il parle des jurons que pour le compliment sur sa bouche. Un valet entre à ce moment-là avec un plateau chargé de thé fumant et de biscuits. Diversion parfaite, Jane se porte à son aide pour déposer le lourd plateau. L'homme n'est pas jeune et paraît peu habitué à servir.

— Je m'excuse, Lady Stratton, mais mon intendante et ma bonne sont rentrées dans leur famille pour les fêtes. Elles doivent revenir dans deux jours. Néanmoins, Pascal et Mme Devon vous ont préparés des chambres pour vous et votre... protégée. La tempête devrait se calmer d'ici la fin de la nuit. La route vers Londres sera difficile, mais peut-être praticable. Mais vous serez les bienvenus dans mon humble demeure le temps qu'il vous faudra.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant